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VIE DE M. BAYLE.

sauver des millions par les mêmes moyens ?... Dirait-on qu’un roi aurait une souveraine aversion pour les maux et pour les calamités de son peuple, qui, prévoyant que les trois quarts et demi se vont perdre et se jeter dans le précipice, leur ouvrirait le chemin, leur ferait faire large, et les laisserait courir, les pouvant empêcher [1] ?...... Le sens commun de tous les hommes va là ; c’est à croire que celui qui pouvait empêcher la chute du premier homme tout aussi facilement comme il la permise, et qui a ouvert toutes les voies dans lesquelles les hommes se sont égarés, les pouvant fermer si facilement, peut être considéré comme auteur d’un mal qu’il devait empêcher, selon ses principes et la haine qu’il a pour le mal, et qu’il eût pu arrêter sans aucune peine [2]... On a beau dire que Dieu, avant que d’avoir rien décerné sur l’événement, avait prévu que l’homme, posé dans ces circonstances, tomberait, et que tous ses enfans se perdraient : cela ne diminue rien de la difficulté. Car je pourrais toujours dire : Puisqu’ainsi est que Dieu avait prévu qu’Adam, posé dans ces circonstances, se perdait lui et une infinité de millions d’hommes, par son libre arbitre, et que cependant il l’a posé dans ces tristes circonstances, il est clair qu’il est le premier auteur de tous les maux........... Et si l’on veut parler sincèrement, on avouera que l’on ne saurait rien répondre, pour Dieu, qui puisse imposer silence à l’esprit humain [3]...... Pour conclure, je soutiens qu’il n’y a aucun milieu commode depuis le Dieu de saint Augustin, jusqu’au Dieu d’Épicure qui ne se mêlait de rien, ou jusqu’au Dieu d’Aristote, dont les soins ne descendaient pas plus bas que la sphère de la lune. Car, tout aussitôt qu’on reconnaît une providence générale et qui s’étend à tout, de quelque manière qu’on la conçoive, la difficulté renaît ; et, quand on croit avoir fermé une porte, elle rentre par une autre. »

Voilà quels étaient les sentimens de M. Jurieu en 1686. Il ne parle pas moins fortement dans un ouvrage publié dix ans après. « À quel point d’aveuglement, dit-il [4], faut-il être monté, pour dire que devant ce tribunal de la raison nous gagnerons notre cause, sur la trinité, sur l’incarnation, sur la satisfaction, sur le péché du premier homme, sur l’éternité des peines, sur la résurrection des corps ? Ceux qui disent cela ne le peuvent croire : on ne nous persuadera jamais qu’ils parlent de bonne foi. Car toutes les fausses lumières de la raison se révoltent contre ces mystères. Et ces fausses lumières sont telles qu’il est impossible de les distinguer des

  1. Pag. 99.
  2. Pag. 100, 101.
  3. Pag. 105.
  4. La Religion du latitudinaire, pag. 383, 384.