Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T16.djvu/225

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
214
VIE DE M. BAYLE.

aux créatures une faculté de produire d’excellens ouvrages, séparée de toute connaissance, vous devez aussi avouer qu’il n’y a point de liaison nécessaire entre la faculté de produire d’excellens ouvrages, et l’idée de leur essence, et de la manière de les produire ; et par conséquent vous avez tort de prétendre que ces deux choses ne peuvent pas être séparées dans la nature, et que la nature ne peut avoir d’elle-même ce qu’ont, selon vous, les êtres plastiques par un don de Dieu. Pour abréger cette dispute, M. Bayle la réduisit à cette question de fait : Ces messieurs ont-ils enseigné que les natures plastiques et vitales ne sont que des instrumens passifs dans la main de Dieu ? M. le Clerc, dit-il, semble l’affirmer par l’exemple d’un architecte qui fait un bâtiment très-régulier, quoique les outils dont il s’est servi soient destitués d’intelligence. Il est visible, ajouta M. Bayle, qu’à l’égard de l’architecte tous ces outils, et ses bras même, sont des instrumens passifs qui ne se meuvent qu’autant qu’on les pousse. Si les natures plastiques et vitales sont dans le même cas, j’avoue qu’il n’y a nulle rétorsion à craindre ; mais d’ailleurs Dieu sera seul la cause prochaine et immédiate de toutes les générations ; ce qui fera admettre le dogme cartésien que l’on voulait rejeter.

M. le Clerc répliqua [1] que M. Cudworth ne regardait pas les natures plastiques comme des instrumens passifs ; qu’elles sont sous la direction de Dieu, qui les conduit, quoique nous n’en sachions pas la manière ; que si elles agissent régulièrement, c’est sous les ordres néanmoins de Dieu, qui intervient comme il lui plaît et quand il lui plaît ; que la seule différence qu’il y a entre leur action et la faculté des bêtes, qui font diverses choses régulièrement, lorsque les hommes les conduisent, quoiqu’elles ne sachent pas ce qu’elles font, est que nous ne savons pas comment Dieu intervient, et que nous voyons comment les hommes agissent. Mais, quoi qu’il en soit, ajouta-t-il, les athées ne peuvent pas rétorquer contre M. Cudworth son argument, parce que c’est Dieu qui est l’auteur de l’ordre avec lequel agit la nature plastique ; et que, selon l’idée des athées, la matière se meut d’elle-même, sans aucune cause qui la règle ni qui lui ait donné le pouvoir de se mouvoir régulièrement. Si l’on disait qu’elle l’a d’elle-même, ce ne serait pas rétorquer l’argument, ce serait faire une supposition, qu’il serait facile de renverser,

M. Bayle dupliqua [2] et rappela d’abord l’état de la question. Il dit que la rétorsion était fondée sur ce que, si on suppose qu’il y a des êtres qui ont la faculté d’organiser les animaux sans savoir ce qu’ils font, on ne saurait réfuter ceux qui prétendent que le monde a pu être produit sans l’opération d’une cause intelligente. Il serait inutile de leur répondre que ces êtres ont reçu d’une cause intelligente cette faculté ; car, en faisant cette répon-

  1. Bibliothéque choisie, tom. VI, art. VII, p. 422 et suiv.
  2. Histoire des Ouvrages des savans, décembre 1704, art. XII, p. 540 et suiv.