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VIE DE M. BAYLE.

point proposé sa religion comme une chose qui pût convenir à toute sorte de personnes, mais seulement à un petit nombre de sages. Il se fondait sur ce qu’un peuple tout entier qui pratiquerait exactement toutes les lois du christianisme serait incapable de se garantir de l’invasion de ses voisins. Or, il n’a pu être de l’intention de Dieu qu’une société toute entière manquât des moyens humains de se conserver dans l’indépendance des autres peuples. Cet homme donc voulait me persuader que, comme la philosophie des stoïques, impraticable par tout une société, n’était destinée qu’à des âmes de distinction, l’Évangile n’était aussi destiné qu’à des ascètes, qu’à des personnes d’élite, capables de se détacher de la terre, et de s’aller consacrer, en cas de besoin, à la solitude dans les déserts les plus affreux. En un mot, disait-il, nous ne devons considérer l’Évangile que comme un modèle de la plus grande perfection proposé à ceux à qui la nature soutenue de la grâce donnerait du goût pour la plus fine spiritualité. C’est ainsi que saint Benoît, saint Dominique, saint François d’Assise, et les autres fondateurs d’ordre, ont fait des règles et des observances, non pour tout le monde, mais pour tous les chrétiens intérieurs et spirituels, dont le nombre est fort petit. Je répondis à ce savant, ajoute M. Bayle, que son erreur était visible, puisqu’il est manifeste par la lecture des évangélistes et des apôtres que la loi de Jésus-Christ est proposée à toutes sortes de gens de quelque sexe et de quelque condition qu’ils soient, non pas comme un parti qu’il soit libre de choisir, mais comme le moyen unique d’éviter la damnation éternelle. »

Cet ouvrage engagea M. Bayle dans quelques disputes. Il avait critiqué, en passant, le système de MM. Cudworth et Grew sur les natures plastiques et vitales. Ces messieurs supposent que ce sont des substances immatérielles, qui ont la faculté de former les plantes et les animaux sans savoir ce qu’elles font. M. Bayle remarqua [1] que ces messieurs affaiblissaient par-là, sans y penser et contre leur intention, la preuve la plus sensible que nous ayons de l’existence de Dieu prise de la structure admirable de l’univers, et donnaient lieu aux stratoniciens de l’éluder par la rétorsion. Car, si Dieu a pu donner à une nature plastique la faculté de produire l’organisation des animaux sans avoir l’idée de ce qu’elle fait, on en conclura que la formation de ce qu’il y a de régulier dans l’univers n’est pas incompatible avec le défaut de connaissance, et qu’ainsi le monde peut être l’effet d’une cause aveugle.

M. le Clerc, qui avait adopté cette hypothèse, se crut obligé de la défendre [2]. Il trouva mauvais que M. Bayle eût dit qu’elle donnait lieu d’éluder par

  1. Continuation des Pensées diverses, etc., tom. I, p. 90, 91.
  2. Bibliothèque choisie, tom. V, art. IV, p. 283 et suiv.