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VIE DE M. BAYLE.

car, succombant aux autres, il serait toujours convaincu d’être calomniateur en matière où il y va de l’honneur et de la vie ; et par conséquent son ministère serait si flétri, qu’il ne serait plus que l’opprobre des protestans, s’ils ne le déposaient [1]. »

Comme ce n’était point ici une de ces disputes qui s’élèvent entre les gens de lettres sur quelque point d’érudition ou de science, mais qu’il s’agissait de l’honneur et même de la vie, si le crime d’état eût été prouvé, M. Bayle ne crut pas devoir ménager son délateur ; il le démasqua si bien, que l’orgueil et la fierté de M. Jurieu ne furent pas à l’épreuve d’un si rude coup. Il eût recours au magistrat, et présenta à messieurs les bourgmestres de Rotterdam une requête où il s’était peint d’après nature. La voici :

Le sieur Jurieu, qui a l’honneur de défendre la cause de Dieu depuis tant d’années, et par tant de travaux, demande justice à vos seigneuries d’un libelle horrible composé par le sieur Bayle, où ledit Bayle le traite comme un fripon, un scélérat, un fourbe, un calomniateur, un méchant homme ; et où il traite les princes qui ont secoué le joug du papisme de scélérats et d’assassinateurs ; et dit plusieurs autres choses infamantes contre la réformation. Le sieur Jurieu implore la protection de son innocence, et que ledit livre soit défendu, lacéré et déchiré ; l’auteur puni ainsi qu’il appartient pour des injures si atroces ; et qu’il soit permis audit sieur Jurieu de se défendre en public, promettant pourtant de le faire avec la modestie et la modération chrétienne, et que défenses soient faites au sieur Bayle de plus composer d’autres livres contre le sieur Jurieu.

« C’est là, disait M. Bayle [2], un des plus violens écrits, et en même temps quelque chose d’aussi burlesque qu’il y en ait jamais eu au monde. Demander qu’il soit permis à un accusateur en crime de lèse-majesté divine et humaine au premier chef d’écrire contre l’accusé, et qu’il soit défendu à celui-ci d’écrire contre son accusateur, n’est-ce pas avoir perdu le sens ? Un cavalier qui demanderait permission à son prince de se battre en duel avec son ennemi, qu’on attacherait à un arbre pieds et poings liés serait moins ridicule. Mais la hardiesse qu’il a d’accuser M. Bayle devant ces messieurs, d’avoir traité dans la Cabale chimérique les princes qui ont secoué le joug du papisme de scélérats et assassinateurs, et d’avoir dit plusieurs autres choses infamantes contre la réformation, est une calomnie si furieuse, que, quand il n’aurait eu d’autre disgrâce dans ce procès que la conviction d’avoir avancé une telle fausseté dans une semblable requête, il aurait raison de se repentir de sa belle dénonciation. »

Les bourgmestres de Rotterdam prirent un parti conforme

  1. Ibid., p. 294, 295.
  2. Chimère démontrée, préface, p. lxv, lxvj.