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ZÉNON.

que ceux qui font cette question me donnent une idée claire et distincte de ce qu’on nomme substance[1]. Puisqu’un aussi grand métaphysicien que M. Locke, après avoir tant médité sur ces matières, se trouve réduit à ne répondre aux questions des cartésiens que par des questions qu’il croit encore plus obscures et plus embrouillées que celles-là, nous devons juger qu’on ne peut résoudre les objections que Zénon proposerait et nous pouvons sûrement conjecturer qu’il adresserait ainsi la parole à ses adversaires : Vous vous sauvez dans le vide quand on vous chasse de l’hypothèse du mouvement et du plein : mais vous ne sauriez tenir dans le vide, on vous en démontre l’impossibilité ; apprenez un meilleur moyen de sortir d’affaire : celui que vous choisissez est d’éviter un précipice en vous jetant dans un autre. Suivez-moi, je vous donne une meilleure ouverture : ne concluez point, de impossibilité du mouvement dans le plein, qu’il y a du vide ; concluez plutôt de l’impossibilité du vide qu’il n’y a point de mouvement, c’est-à-dire, de mouvement réel ; mais tout au plus une apparence de mouvement, ou un mouvement idéal et intelligible. Voyez la note [2].

Recueillons d’ici quelques corollaires.

I. Le premier est que la dispute de Zénon ne pourrait pas être entièrement infructueuse ; car s’il manquait sa principale entreprise, qui est de prouver qu’il n’y a point de mouvement, il aurait toujours l’avantage de fortifier l’hypothèse de l’acatalepsie, ou de l’incompréhensibilité de toutes choses. Les démonstrations de nos nouveaux mathématiciens, qu’il y a du vide, leur ont fait connaître que le mouvement dans le plein n’est pas une chose qu’on puisse comprendre. Ils ont donc admis la supposition du vide ; ce n’est pas qu’ils ne la trouvassent environnée de plusieurs difficultés inconcevables et inexplicables, mais, ayant à choisir entre deux systèmes incompréhensibles, ils ont préféré celui qui les rebutait le moins : ils ont mieux aimé se satisfaire sur la mécanique que sur la métaphysique, et ils ont même négligé les difficultés physiques qui leur tombent sur les bras ; celle-ci, par exemple : il n’est pas possible de donner raison de la résistance de l’air et de l’eau, s’il y a si peu de matière et tant de vide dans ces deux portions du monde. D’autres mathématiciens [3] rejettent encore le vide ; ce n’est pas qu’ils n’aient senti les difficultés qui ont obligé à l’admettre, mais ils ont été plus frappés des embarras épouvantables qui se trouvent dans cette supposition : ils n’ont point cru que pour ces difficultés il fût à propos de renoncer aux idées claires que l’on a de la nature de l’étendue. Prenez garde qu’il y a des philosophes de la première volée[4] qui ne croient pas que nous connaissions ni ce que c’est qu’étendue, ni ce que c’est que substance ; ils ne peuvent parler autrement tandis qu’ils croient le vide. Grand triomphe pour Zénon et pour tous les autres acataleptiques ; car pendant qu’on disputera si l’on sait ou si l’on ignore la nature de la substance et celle de la matière, ce sera un signe qu’on ne comprend rien, et qu’on ne peut être jamais assuré qu’on frappe au but, ou que les objets de notre esprit soient semblables à l’idée que nous en avons.

II. Je dirai en passant que l’hypothèse du vide est la plus propre du monde à renverser le système de Spinoza. En effet, s’il y a deux espèces d’étendue ; l’une simple, indivisible et pénétrable ; l’autre composée, divisible et impénétrable, il faut qu’il y ait plus d’une substance dans l’univers. Cela se conclut encore mieux de ce que la substance impénétrable ne serait pas un tout continu, mais un amas de corpuscules séparés en-

  1. Locke, Essai sur l’Entendement, p. 189.
  2. Les anciens étaient si embarrassés dans la dispute du vide, qu’il en eut qui soutinrent que le vide et le lieu étaient la matière des corps. Φασί τινες εἷναι τὸ κενὸν τὴν τῶν σωμάτων ὕλην, οἵπερ καὶ τόπον τὸ αὐτὸ τοῦτο λέγοντες, quidam vacuum esse corporum materiam dicunt, qui quidem et locum hoc idem asserunt esse. Aristot., Physic., lib. IV, cap. VII.
  3. M. Leibnitz, et M. de Volder, professeur célèbre en philosophie et en mathématiques dans l’académie de Leyde.
  4. Voyez ci-dessus, citation (120), les paroles de M. Locke.