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ZÉNON.

vent-elles nous rassurer ? sont-elles plus évidentes que l’idée qui nous montre qu’un pied d’étendue peut changer de place, et ne peut point être dans le même lieu qu’un autre pied d’étendue ? Fouillons tant qu’il nous plaira dans tous les recoins de notre esprit, nous n’y trouvons nulle idée d’une étendue immobile, indivisible et pénétrable. Il faudrait pourtant que, s’il y avait du vide, il existât une étendue qui eût ces trois attributs essentiellement. Ce n’est pas une petite difficulté que d’être contraint d’admettre l’existence d’une nature dont on n’a aucune idée, et qui répugne aux idées les plus claires que l’on ait. Mais voici bien d’autres inconvéniens. Ce vide, ou cette étendue immobile, indivisible et pénétrable, est-elle une substance ou un mode ? Il faut que ce soit l’un des deux ; car la division adæquata de l’être ne comprend que ces deux membres. Si c’est un mode, il faudra que l’on nous en définisse la substance ; or c’est ce qu’on ne pourra jamais faire. Si c’est une substance, je demanderai, est-elle créée, ou incréée ? Si elle est créée, elle peut périr sans que les corps dont elle est distincte réellement cessent d’exister. Or il est absurde et contradictoire que le vide, c’est-à-dire un espace distinct des corps soit détruit, et que néanmoins les corps soient distans les uns des autres, comme ils le pourraient être après la ruine du vide. Que si cet espace distinct des corps est une substance incréée, il s’ensuivra, ou qu’elle est Dieu, ou que Dieu n’est pas la seule substance qui existe nécessairement. Quelque parti que l’on prenne dans cette alternative, l’on se trouvera confondu : le dernier parti est une impiété formelle, l’autre est pour le moins une impiété matérielle ; car toute étendue est composée de parties distinctes, et par conséquent séparables les unes des autres ; d’où il résulte que si Dieu était étendu il ne serait point un être simple, immuable et proprement infini, mais un assemblage d’êtres, ens peragregationem, dont chacun serait fini, quoique tous ensemble ils n’eussent aucunes bornes. Il serait semblable au monde matériel, qui dans l’hypothèse cartésienne a une étendue infinie. Et quant à ceux qui voudraient prétendre que Dieu peut être étendu sans être matériel ou corporel, et qui en donneraient pour raison sa simplicité, vous les trouverez solidement réfutés dans un ouvrage de M. Arnauld. Je n’en citerai que ces paroles : « Tant s’en faut que la simplicité de Dieu nous puisse donner lieu de croire qu’il peut être étendu, que tous les théologiens ont reconnu après saint Thomas que c’était une suite nécessaire de la simplicité de Dieu ne pouvoir être étendu [1]. » Dira-t-on avec les scolastiques que l’espace n’est tout au plus qu’une privation de corps, qu’il n’a aucune réalité, et que proprement parlant le vide n’est rien ? Mais c’est une prétention si déraisonnable, que tous les philosophes modernes partisans du vide l’ont abandonnée, quelque commode qu’elle fût d’ailleurs. Gassendi s’est bien gardé de recourir à une hypothèse si absurde[2] ; il a mieux aimé s’enfoncer dans un abîme très-affreux, qui est de conjecturer que tous les êtres ne sont pas ou des substances ou des accidens, et que toutes les substances ne sont pas ou des esprits ou des corps ; et de mettre l’étendue de l’espace entre les êtres qui ne sont ni corporels, mi spirituels, ni substance, ni accident. M. Locke, n’ayant pas cru qu’il pût définir ce que c’était que le vide, a néanmoins fait entendre clairement qu’il le prenait pour un être positif [3]. Il a trop de lumières pour ne voir pas que le néant ne peut pas être étendu en longueur, en largeur et en profondeur. M. Hartsoeker a fort bien compris cette vérité. Il n’y a point de vide dans la nature, dit-il [4], ce que l’on doit admettre sans difficulté, parce qu’il est tout-à-fait contradictoire d’y concevoir un riens tout pur avec des propriétés qui ne peuvent convenir qu’à quelque chose de réel. Mais s’il est contradictoire

  1. Arnauld, Défense contre la Réponse au livre des vraies et des fausses Idées, page 360.
  2. Gassend., Phys., sect. I, lib. II, cap. I, page 182.
  3. Locke, Essai philosophique concernant l’Entendement, l. II, ch. XIII, pag. m. 188, 189.
  4. Hartsoeker, Principes de Physique, p. 4.