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SUR LES OBSCÉNITÉS.

sanglant. Ce n’est point l’amour de la chasteté qui les anime, c’est l’orgueil et le désir de vengeance. Et pour ce qui est des femmes d’honneur qui s’irritent d’une obscénité grossière, elles le font par un amour-propre très-raisonnable ; car la raison veut qu’elles soient sensibles à une injure qui les attaque dans la possession du respect qui est rendu à leur sexe : la raison veut aussi qu’elles se maintiennent dans une bonne réputation, ce qu’elles ne feraient pas, si elles souffraient patiemment qu’on leur tînt les mêmes discours que l’on tient aux femmes de mauvaise vie.

Voilà comment je prouve qu’il n’eût pas été possible d’écarter de ce Dictionnaire toutes les choses qui salissent l’imagination. On la salit nécessairement, quelque tour que l’on veuille prendre pour signifier que Henri IV eut des enfans naturels [* 1].

Il est donc sûr qu’il me doit suffire de me tenir enfermé dans les limites de la civilité ordinaire. Une personne qui aurait un si grand amour pour la pureté, que non-seulement elle voudrait qu’il ne s’excitât jamais dans son âme aucun désir malhonnête, mais aussi que son imagination ne reçût jamais aucune idée d’obscénité, ne pourrait parvenir à son but à moins que de perdre et les yeux et les oreilles, et le souvenir d’une infinité de choses qu’elle n’a pu s’empêcher de voir et d’entendre. Il ne faut point aspirer à une telle perfection pendant qu’on peut voir et des hommes et des bêtes, et qu’on sait ce que signifient certains mots qui entrent nécessairement dans la langue du pays. Il ne dépend point de nous d’avoir certaines idées quand un tel ou un tel objet frappe nos sens ; elles s’impriment dans notre imagination bon gré mal gré que nous en ayons. Il n’y va point de la chasteté de les avoir, pourvu que le cœur s’en détache et les désapprouve. Si pour être chaste il fallait qu’aucune idée de souillure ne frappât l’imagination, il faudrait bien se garder d’aller aux temples, où l’on censure l’impureté, et où on lit tant de listes de promesses de mariage. Il ne faudrait jamais écouter la liturgie que l’on y lit devant tout le peuple le jour des noces. Il ne faudrait jamais lire l’Écriture sainte qui est le plus excellent de tous. les livres, et il faudrait fuir comme des lieux pestiférés toutes les conversations où l’on parle de grossesses, et d’accouchemens, et de baptêmes. L’imagination est une coureuse qui va de l’effet aux causes avec une extrême rapidité : elle trouve ce chemin si battu, qu’elle parvient d’un bout

  1. * Avant la révolution, dans beaucoup de colléges, et depuis dans de beaucoup de pensionnats même de jeunes filles, on faisait apprendre de mémoire une instruction sur Histoire de France, par l’abbé Leragois, précepteur d’un bâtard du grand roi Louis XIV. Au chapitre de Henri IV, après avoir indiqué les noms de ses enfans légitimes, on adressait la demande suivante : — D. N’eut-il point d’enfans naturels ? À quoi on répondait : — R. Pardonnez-moi, il en reconnut onze : six de Gabrielle d’Estrées, deux de Henriette de Balsac, un de Jacqueline de Beuil et deux de Charlotte des Essarts ; il en eut plusieurs autres qu’il ne put ou ne voulut pas reconnaître.

    La première édition où à notre connaissance on ait supprimé cette demande et cette réponse est de 1806 ; mais je ne serais pas étonné qu’on les trouvât encore dans des éditions postérieures.