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ÉCLAIRCISSEMENT

sentement unanime du public, pour une règle de bienséance et de pudeur, soit un premier principe contre lequel il soit défendu d’ouvrir la bouche. Ainsi, dès que tout un peuple s’accorde à traiter de malhonnêtes certains mots, jusque-là que le crocheteur même qui s’en sert le plus souvent est persuadé de leur vilenie, et s’en abstient devant les personnes honorables, et serait scandalisé s’il les entendait prononcer dans une assemblée publique, il ne doit plus être permis aux particuliers de s’opposer à ce jugement. Tous ceux qui composent la société sont obligés de le respecter. Les cours de justice nous en donnent un bel exemple ; car elles ne permettent point aux avocats de prononcer de pareils mots, quand ils plaident pour demander le châtiment des personnes qui s’en sont servies en injuriant leur prochain. Elles veulent que dans l’audience on respecte la pudeur publique : mais lorsqu’elles jugent par rapport, non-seulement elles permettent au rapporteur de dire les propres termes de l’offensant, quelque sales qu’ils puissent être, mais aussi elles le lui ordonnent. C’est ce que j’ai su d’un conseiller au parlement de Paris, il n’y a que peu d’années : il m’assura qu’ayant voulu se servir de périphrase la première fois qu’il fut rapporteur d’un tel procès, le président l’avertit qu’il n’était point là question de ménager les chastes oreilles, qu’il s’agissait de juger de la qualité de l’offense, qu’il fallait donc dire le propre terme en quoi elle consistait. Je pense que l’inquisition en use à peu près de même (D).

Les stoïques devaient avoir à peu près la même règle, et si dans leurs conférences particulières ils ne jugeaient pas à propos de préférer un mot à un autre, il fallait pour le moins que dans le public ils se conformassent au style commun. Le consentement unanime des peuples doit être en cela une barrière pour tous les particuliers.

Si donc le mot p....., dont nos pères se servaient dans les livres les plus graves [1], aussi franchement que les Latins de celui de meretrix, commence à tomber dans un décri général [* 1], il est juste que tous les auteurs commencent à s’en abstenir, et à lui substituer le terme de courtisane, puisqu’on le veut. C’est dans le fond par une délicatesse

  1. * Ce mot p.... avait été employé par Molière en 1669 dans Pourceaugnac, acte II, scène X. C’est sans doute par respect pour Molière que l’on prononce encore aujourd’hui sur la scène un mot que Bayle n’osait plus écrire qu’en abrégé en 1702. Bayle l’avait employé trois fois dans l’article Laïs de sa première édition en 1697 : en 1702, il y substitua le mot prostituée, qu’on lit aujourd’hui ; mais il y a laissé dans le même article le mot putanisme. Au reste, ce n’est qu’à la fin du dix-septième siècle, ou au commencement du dix-huitième, que, comme le dit Bayle, ce mot p.…. est tombé dans un décri général. Bayle dit que nos pères s’en servaient dans les livres les plus graves : on trouve en effet assez souvent cette expression dans la traduction de la Bible, édition de 1540, in-8o. Par exemple, lorsque Judas, fils de Jacob, après son aventure avec Thamar, veuve de son fils, lui envoie Odolamite pour lui offrir un chevreau au lieu des gages qu’il lui a laissés, Odolamite ne la trouvant point interroge les hommes du lieu, disant, « Où est ceste putain qui estoit en vue sur le chemin ? et ils respondirent, Il n’y a point eu cy de putain ; et il retourna à Judas, et dict : Je ne l’ai point trouvée, et aussi les hommes du lieu m’ont dit, Il n’y a point eu cy de putain. » (V. Genèse, chap. xxxviii, pag. 29 de l’édition de 1540.)
  1. Les traducteurs de la Bible de Genève s’en sont servis.