Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T15.djvu/315

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
307
SUR LES MANICHÉENS.

nale. Cela n’empêche point que Dieu ne soit tout-puissant ; l’impossibilité naturelle de certaines choses ne fait aucun préjudice à la toute-puissance de Dieu. Si donc on soutient qu’il est naturellement impossible qu’un seul Dieu crée le monde, le besoin de deux divinités pour le créer ne sera point une marque d’imperfection ou de défaut de pouvoir dans chacune d’elles. Sicut non est attribuenda Deo impotentia, quia non potest se ipsum corporeum facere, vel alium sibi similem creare, aut quia nequit creare quadratum, cujus latus æquale sit diametro : sic illi, qui duos Deos statuunt, possunt dicere, non esse illis omnipotentiam derogandam ideò, quia nullus illorum solus creat ; eò quòd necessitas existentiæ ipsorum requirat, ut sint duo. Hoc verò non esse ex indigentiâ, quasi unus alterius ope indigeret, sed ex necessitate, contrariumque esse impossibile. Et, sicut non ideò dici potest, Deum non esse omnipotenten, nulloque modo indigentiæ, impotentiæ, vel insufficientiæ titulo appellandum, quòd non possit existere facere corpus aliquod, nisi creet substantias individuas, illasque per accidentia, quæ itidem creat, conjungat, ut illi Loquentes asserunt ; quia scilicet, ut aliter fiat, est impossibile. Sic, qui dues Deos statuit, dicere potest, impossibile esse, ut unus solus faciat orania, nec tamen imperfectioni ipsius hoc adscribendum esse, quia illa talis sit, ut duo simul et unà sint et operentur [1].

On pourrait montrer que ce ne sont que des chicanes ; mais, pour éviter les trop longues discussions, je me contente de dire que les manichéens ne peuvent pas se servir de cette défaite ; car si quelque puissance doit être essentiellement contenue dans la nature de Dieu, c’est celle de faire ce qu’il désire le plus fortement. L’idée de Dieu ne renferme aucun attribut avec plus de netteté et d’évidence que la béatitude [2]. Si donc le défaut de quelque pouvoir est capable d’ôter à Dieu la béatitude, il faut dire qu’il est de l’essence et de la nature de Dieu de n’avoir point ce défaut. Or elle l’aurait de toute nécessité, si l’opinion des manichéens était véritable : donc leur système est tout-à-fait faux.

La nature du bon principe, disent-ils, est telle qu’il ne peut produire que du bien, et qu’il s’oppose de toutes ses forces à l’introduction du mal. Il veut donc et il souhaite avec la plus grande ardeur du monde qu’il n’y ait point de mal : c’est donc à son grand regret qu’il y a du mal dans l’univers ; il a fait tout ce qu’il a pu pour empêcher ce désordre : s’il a donc manqué de la puissance nécessaire à l’empêcher, ses volontés les plus ardentes ont été frustrées, et par conséquent les forces les plus nécessaires à son bonheur lui ont manqué ; il n’a donc point la puissance qu’il doit avoir le plus nécessairement selon la constitution de son être. Or que peut-on dire de plus absurde que cela ?

  1. Idem, ibid.
  2. Voyez ci-dessus l’article Spinoza, tom. XIII, pag. 444, rem. (N), num. V.