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SUR LES MANICHÉENS.

elle n’est point criminelle ni punissable. Il n’y a donc plus de péché, et ainsi cette hypothèse se détruit et s’extermine elle-même, vu que s’il y a un principe du mal, il n’y a plus de mal dans le monde ; mais s’il n’y a point de mal dans le monde, il est clair qu’il n’y a aucun principe du mal ; d’où nous pouvons recueillir qu’en supposant un tel principe on ôte par une conséquence nécessaire et le mal et le principe du mal. Εἰ οὖν τούτων ὡς κακῶν ὄντον τὴν αἰτίαν ζητοῦντες,
ἀρχὴν ὑπέθεντο κακοῦ· ἐκείνης δὲ ὑποτεθείσης καὶ βιαζομένης οὐκ ἔςιν οὐδὲν ἔτι κακόν· χαριέντως αὐτοῖς ὁ λόγος περιτέτραπται. Συνάγεται γὰρ, ὅτι εἰ ἔςιν ἀρχὴ τοῦ κακοῦ, οὐκ ἔςι κακὸν ὅλως᾽ εἰ δὲ μὴ ἔςι κακὸν, οὐδὲ ἀρχὴ ἂν εἴη τοῦ κακοῦ, ὥςε εἰ ἔςιν ἀρχὴ τοῦ κακοῦ, ὥς φασιν, οὔτε κακὸν ἔςαι, οὔτε ἀρχὴ τοῦ κακοῦ. Quòd si talium facinorum ut malorum causam inquirentes, mali principium statuerunt ; eoque statuto, et quidem vim inferente, malum nullum relinquitur : festivè suo ipsi (quod aïunt) gladio jugulantur. Nam indè colligitur : si mali principium sit, nullum omninò esse malum. Si verò malum non est, ne principium quidem mali esse. ltaque si est principium mali, ut aïunt, nec malum erit, nec mali principium [1].

Cette objection n’est pas moins solide que subtile. On la peut fortifier par celle que j’ai proposée ailleurs [2], qui est que le dogme des manichéens est l’éponge de toutes les religions, puisque, en raisonnant conséquemment, ils ne peuvent rien attendre de leurs prières, ni rien craindre de leur impiété. Ils doivent être persuadés que, quoi qu’ils fassent, le bon dieu leur sera toujours propice, et que le mauvais dieu leur sera toujours contraire. Ce sont des dieux dont l’un ne peut faire que du bien, et l’autre ne peut faire que du mal. Ils sont déterminés à cela par leur nature, et ils suivent selon toute l’étendue de leurs forces cette détermination.

L’argument que je m’en vais faire me paraît bien fort. Le meilleur chemin que l’on puisse prendre dans les discussions philosophiques est de consulter les idées de l’ordre. Si nous les consultons dans la dispute présente, nous verrons fort clairement que l’unité, et le pouvoir infini, et le bonheur, appartiennent à l’auteur du monde. La nécessité de la nature a porté qu’il y eût des causes de tous les effets, il a donc fallu nécessairement qu’il existât une force suffisante à la production du monde. Or il est bien plus selon l’ordre que cette puissance soit réunie dans un seul sujet, que si elle était partagée à deux ou à trois, ou à cent mille. Concluons donc qu’elle n’a pas été partagée, et qu’elle réside toute entière dans une seule nature, et qu’ainsi il n’y a pas deux premiers principes, mais un seul. Il y aurait autant de raison d’en admettre une infinité, comme faisaient les atomistes, que de n’en admettre que deux.

S’il est contre l’ordre que la puissance de la nature soit partagée à deux sujets, généralement

  1. Idem, ibid.
  2. Dans la rem. (G) de l’article Pauliciens, tom. XI, pag. 491.