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DISSERTATION

claircissemens. Pour un chercheur d’expériences physiques, pour un mathématicien, vous trouvez cent personnes qui étudient à fond l’histoire avec toutes ses dépendances ; et jamais la science de l’antiquariat, je veux dire l’étude des médailles, des inscriptions, des bas-reliefs, etc. n’avait été cultivée comme elle l’est présentement. À quoi aboutit-elle ? À mieux établir le temps où certains faits particuliers sont arrivés ; à empêcher qu’on ne prenne une ville ou une personne pour une autre ; à fortifier des conjectures sur certains rites des anciens : et à cent autres curiosités dont le public n’a que faire, selon les dédaigneuses maximes qui font le sujet de cette troisième difficulté : maximes qui n’ont pas empêché un grand homme[a], aussi consommé dans les affaires d’état que dans l’étude des belles-lettres, de publier un gros livre sur l’excellence et sur l’utilité des médailles.

Vous êtes, monsieur, l’homme du monde le mieux persuadé de l’impertinence de ces maximes : elles ne vont pas à moins qu’à la ruine de tous les beaux-arts, et de presque toutes les sciences qui polissent et qui élèvent le plus l’esprit[b]. Il ne nous resterait, selon ces beaux raisonnemens, que l’usage des arts mécaniques, et autant de géométrie qu’il en faut pour perfectionner la navigation, le charroi, l’agriculture, et la fortification des places. Pour tous professeurs on n’aurait presque que des ingénieurs qui ne feraient qu’inventer de nouveaux moyens de faire périr beaucoup de monde. Il faut avouer que le public a un très-grand intérêt à toutes ces choses, puisque c’est par-là qu’on peut faire régner commodément l’abondance dans les villes, et soutenir bien la guerre, soit défensivement soit offensivement. Il faut avouer, d’autre côté, n’en déplaise à Cicéron[c], que toutes les beautés de la peinture, de la sculpture, de l’architecture, ne servent qu’au plaisir des yeux, et à donner une agréable admiration aux connaisseurs. Les productions grossières de tous ces arts suffisent à remplir les besoins de l’homme : on peut être logé sûrement et commodément sans l’aide de l’ordre corinthien, ou de l’ordre composite, sans frises, sans corniches, sans architraves. Encore moins est-il nécessaire pour les commodités de la vie, de savoir tout ce qui se dit ou de l’incommensurabilité des asymptotes, ou des carrés magiques, ou de la duplication du cube, etc. Les Turcs, au milieu de l’ignorance crasse où ils vivent, ne sont pas moins robustes, et ne dépensent pas moins gaiement dix mille livres de rente quand ils les ont, que les chrétiens ; et ce gouverneur de Neuhausel, qui, après la levée du siége de Vienne, se plaignait de

  1. M. de Spanheim.
  2. Conférez les Nouvelles de la République des Lettres, 1684, mois de septembre, art. VI.
  3. Il tâche de prouver, dans le IIIe. livre de l’Orateur, cette thèse : In plerisque rebus incredibiliter hoc natura est ipsa fabricata, ut ea quæ maximam utilitatem in se continerent eadem haberent plurimum vel dignitatis vel sæpè etiam venustatis.