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CONTENANT LE PROJET.

espérerais pas de lui faire avoir un jour toute votre approbation, si j’avais, par rapport aux faussetés qui sont dans les livres, le bon nez dont un poëte de vos amis se glorifie à d’autres égards [a].

Il serait temps de finir cette longue épître ; mais j’ai quelques difficultés à éclaircir, qui m’arrêteront encore quelque temps.

VI. Réponse à quelques difficultés. La première, que cet ouvrage peut faire des ennemis.

Premièrement, monsieur, on pourra prendre pour une insigne témérité la licence que je me donne de mettre en morceaux les faussetés qui sont répandues dans divers livres : n’est-ce pas se vouloir faire de gaieté de cœur une infinité d’ennemis ? Quand on censure les anciens, on s’attire sur les bras le grand nombre de partisans qu’ils ont parmi les modernes ; et quand on censure ceux-ci, on s’expose ou à leur propre ressentiment, s’ils vivent encore, ou à celui de leur famille, s’ils sont décédés. Or ce n’est pas un petit ressentiment que celui de messieurs les auteurs : ils passent pour extrêmement sensibles, mal-endurans et vindicatifs ; et l’on dirait que leur parenté se croit obligée à perpétuer, après leur mort, l’amour aveugle qu’ils ont eu pour les productions de leur esprit. Quant à l’intérêt que plusieurs modernes prennent à la réputation des anciens, je ne saurais mieux le représenter que par le passage que je cite, où la Mothe-le-Vayer se fâche contre Balzac, qui avait critiqué une réponse de Pompée [b].

Pour répondre à cette difficulté, je dis, monsieur, que je n’envisage point mon entreprise comme périlleuse de ce côté-là. On pourrait donc avoir lieu de m’apostropher de cette façon,

Periculosæ plenum opus aleæ
Tractas, et incedis per ignes
Suppositos cineri doloso [c],


sans que, proprement parlant, on pût m’appeler téméraire. Je ne me représente pas les auteurs sous l’idée désavantageuse dont les médisans se servent pour les caractériser ; je me les figure trop raisonnables pour prendre en mauvaise part qu’en faveur du bien public on fasse savoir qu’ils n’ont pas toujours eu raison. Je déclare qu’en faisant cela je n’ai nul dessein de diminuer la gloire qu’ils ont acquise, et que je m’abstiendrai soigneusement, partout où l’honnêteté le demandera, de tous les termes désobligeans qui regarderaient leur personne ou le gros de leur ouvrage. Quelques petites fautes répandues par-ci par-là dans un livre n’en font pas la destinée, ne lui ôtent point son juste

  1. Namque sagaciùs unus odoror,
    Polypus an gravis hirsutis cubet hircus in alis,
    Quàm canis acer, ubi lateat sus.
    Horat., Epod., od. XII.

  2. En vérité je vous avoue qu’un traitement si injuste contre toute l’antiquité, excite tant d’indignation dans mon âme, que j’aime mieux que ce soit vous ou tout autre que moi qui donniez à cette sorte de témérité le nom qu’elle mérité. Exclamet Melicerta periisse frontem de rebus. Il faut avoir fait banqueroute à la pudeur et au jugement, lorsqu’on passe jusques à un tel défaut de respect, et jusques à une si présomptueuse extravagance, ut insolenter parentis artium antiquitatis reverentiam verberemus. (Macrobe I, Saturn.) Hexaméron rustique, p. 142, 143.
  3. Horat., od. I, lib. II.