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DISSERTATION

on versa de l’hippomanes dans la fonte de ce cheval, afin qu’il fournît un spectacle surprenant. Il est et plus petit et moins beau que plusieurs autres chevaux qui sont dans l’Altis [a], et il a la queue coupée, ce qui le rend encore plus laid : cependant il donne de l’amour aux chevaux, non-seulement au printemps, mais aussi toute l’année ; car ils rompent leur licou, ou s’échappent des mains de ceux qui les tiennent, et s’élancent sur cette statue avec beaucoup plus de fureur [b] que s’il s’agissait de couvrir la plus belle cavale d’un haras. Il est vrai que leurs pieds glissent ; mais ils ne cessent de faire retentir leurs hennissemens, et de recommencer leurs saillies furieuses, qu’après avoir été arrachés de cet airain à grands coups de fouet et à vive force.

IV. Servius censuré par Saumaise.

M. de Saumaise [c] a fait un fort long discours, pour montrer que Théocrite a parlé de cette statue, et non d’une plante qui s’appelât hippomanes. Examinons un peu ses raisons : on ne saurait ne pas profiter à la suite de ce grand homme. Il est vrai qu’il n’aime pas les routes les plus naturelles et les plus simples, et qu’il trouve plus d’agrément à se faire jour par le milieu des broussailles ; mais on peut apprendre quelquefois beaucoup plus de choses en courant après lui à travers champs, qu’en allant droit à la vérité sous d’autres guides. Il censure très-justement Servius, pour avoir dit que Virgile a prétendu que la plante hippomanes avait été ainsi nommée abusivement [d] : la raison de Servius est que Virgile, parlant d’un autre hippomanes, observe qu’il était proprement ainsi nommé,

.... Vero quod nomine dicunt.


Cette raison ne vaut rien ; car le poëte ne s’est exprimé de la sorte, que parce qu’il voyait dans le nom même la propriété de la chose : or si cette propriété convenait à plusieurs sujets, à la plante de Théocrite, à la matière qui sortait d’une jument, etc., le même nom leur pouvait être donné dans le sens propre. M. de Saumaise conjecture avec beaucoup de vraisemblance, que Servius a pris Hésiode pour Théocrite, lorsqu’il a dit, sur le IIIe. livre des Géorgiques, qu’Hésiode fait mention d’une herbe nommée hippomanes, qui met en fureur les chevaux ; car ayant eu occasion de parler de la même chose sur le IVe. livre de l’Énéide, il n’allègue que Théocrite. S’il avait connu deux poëtes qui eussent parlé de cette plante, il les eût sans doute nommés tous deux, ou au premier endroit ou au second. Il ne l’a point fait : il faut donc croire qu’il n’avait que Théocrite pour témoin. Il ne laisse pas d’être cause qu’encore aujourd’hui le Dictionnaire de Décimator, et le Thesaurus Fa-

  1. C’était le nom d’une des dépendances du temple de Jupiter. Voyez Pausanias, p. m. 156, et ci-dessous num. VIII.
  2. Πολλῷ δή τι ἐμμανέςερον. Romulus Amasæus traduit nihil herclè minùs furenter, ce qui affaiblit le sens.
  3. Salmas., Exercit. Plinian., pag. 939 et seq.
  4. Philargyrus, autre ancien commentateur de Virgile, est aussi enveloppé dans cette censure, puisqu’il a insinué la même pensée que Servius.