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SUR LES LIBELLES DIFFAMATOIRES.

C’est un abus fort ancien, et à quoi l’on ne voit pas de remède.

(F) Les mauvais exemples enchérissent sans poids ni mesure les uns sur des autres. ] Velléius Paterculus exprime très-bien cette maxime, après avoir raconté que l’on massacra Tibérius Gracchus sans forme ni figure de procès. Ce fut là, dit-il [1], le commencement de la tuerie des bourgeois, dans la ville même de Rome ; ce fut de cette source que naquit l’impunité des massacres. Quod haud mirum est, ajoute-t-il [2], non enim ibi consistunt exempla, cœperunt ; sed quamlibet in tenuem recepta tramitem, latissimè evagandi sibi viam faciunt : et, ubi semel recto deerratum est, in præceps pervenitur : nec quisquam sibi putat turpe, quod alii fuit fructuosum. C’est-à-dire, selon la version de M. Doujat : « Et certes il ne se faut pas étonner de cela. Car les mauvais exemples ne s’arrêtent pas au point où ils ont commencé : mais quelque étroit que soit le sentier par où ils s’introduisent, dès le moment qu’ils sont reçus, ils se font une nouvelle voie pour s’étendre au long et au large, sans mesure et sans bornes. Aussi depuis qu’on s’est écarté du droit chemin, on arrive ordinairement sur le bord de quelque précipice : et personne ne s’imagine que rien lui doive être honteux, de ce qui a été avantageux à quelque autre. » On peut voir la même maxime dans une harangue de Jules César rapportée par Salluste. Il y fait voir que tous les mauvais exemples sont nés d’un bon commencement [3], c’est-à-dire que les innovations qui d’abord sont salutaires ou utiles, donnent lieu bientôt à des désordres qui ne font que croître. On peut réduire à ceci cette pensée de Juvénal : Que l’homme ne se contient jamais dans les bornes de la permission [4].

(G) Ces paroles.… peuvent servir de réponse générale à toutes les plaintes de même nature. ] Et cependant on voit peu de catholiques romains français qui ne disent qu’assurément messieurs les états ne sont point fâchés de la licence que se donnent les libraires de publier toutes sortes de satires contre ceux qui sont opposés aux intérêts du pays, les unes en plusieurs pages, les autres sur des morceaux de papier longs et étroits, toutes, disent-ils, pleines de mensonges atroces, durant la dernière guerre principalement. Voilà des coups d’état, ajoutent-ils ; on était bien aise de fomenter, l’animosité et l’espérance du peuple, afin qu’il supportât plus patiemment toutes les charges de la guerre, et que par la haine d’une autre domination il s’affectionnât à la patrie. Les Athéniens se servaient de la même politique, et si nous avions tout ce qu’ils disaient et publiaient contre les Perses et les Macédoniens, nous verrions que les magistrats prêtaient la main à cela, afin d’inspirer plus de zèle pour la conservation d’au gouvernement qui, outre les jeux publics, et tant d’autres choses agréables à la multitude, procurait la joie de composer et de lire une infinité de libelles contre l’ennemi. C’était de plus un bon moyen de purger les satiriques en dissipant les humeurs peccantes qui eussent pu causer des fluxions sur les parties intérieures ; car si on les eût gênés à l’égard des étrangers, ils eussent vomi leur fiel sur leurs propres maîtres. C’est ce que disent ces Français, sans oublier que leur nation s’était maintenue pure et nette de cette licence, et que c’était l’un de ses plus beaux triomphes. Mais on leur fait entendre raison sur tous ces mystères de politique dont ils parlent, qui ne sont que des idées. On leur montre qu’il se faut arrêter à la simple constitution des états libres, où il est essentiel que chaque habitant soit à couvert de la rigoureuse perquisition qui s’exerce dans les monarchies. Quoi qu’il en soit, citons un auteur qui a fait des plaintes. « [5] L’on imprime en Hollande, depuis quelques années, quantité de libelles contre la France ; il y a des histoires satiriques contre les personnes les plus illustres de la

  1. Vell. Paterculus, lib. II, cap. III.
  2. Idem, ibid.
  3. Omnia mala exempla ex bonis initiis orta sunt. Sallust., in Bello Catilin., p. m. 146.
  4. Nemo satis credu tantùm delinquere, quantùm
    Permittas : adeò indulgent sibi latiùs ipsi.

    Juvenal. Satir. XIV, vers. 233.

  5. Diversités curieuses, dixième partie, pag. 173, 174, édit. de Hollande, 1699.