Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T15.djvu/193

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
185
SUR LES LIBELLES DIFFAMATOIRES.

Si l’on avait dit que, dans sa disgrâce, il s’occupa d’un grand commerce de lettres, et de la composition des mémoires de sa vie, on aurait parlé plus juste ; car les ouvrages qui ont été publiés après sa mort font voir que c’avait été sa principale occupation. Il faut joindre à cela le soin qu’il prit de faire servir sa propre histoire à l’instruction de ses enfans. Son Traité de l’Usage des Adversités [1] est une preuve qu’il se proposait ce but. C’est un petit livre rempli de bonne morale et de religion. Ses Mémoires, en deux volumes, publiés l’an 1697, sont curieux et bien écrits. Ses Lettres, imprimées en quatre volumes la même année, méritent le même éloge. Elles auraient plu davantage, si, pour de bonnes considérations, l’on n’en eût pas retranché beaucoup de noms propres, et beaucoup d’endroits qui intéressaient la réputation de certaines gens. Il s’en fera peut-être quelque jour une édition qui ne sera point châtrée, ou qui contiendra une clef. Il y a plusieurs lettres qui témoignent que M. le comte de Bussy se détacha peu à peu des vanités de la terre, qu’il en comprit le néant, et qu’il se trouva enfin tout pénétré de l’importance du salut et des vérités évangéliques. Les meilleurs chrétiens qui soient au monde ne pourraient pas être plus charmés que lui de l’excellent ouvrage de M. Abadie, sur la vérité de la religion chrétienne [2]. Mais notez que sa conversion fut un peu bien lente. Il regarda long-temps derrière lui comme la femme de Loth, et il mit en œuvre tout ce que l’envie la plus obstinée de se rembarquer dans le grand monde peut inspirer à un ambitieux qui ne saurait vivre content hors de la cour. Le mauvais succès de ses prières l’accablait et le chagrinait cruellement, et ne le rebutait pas d’en préparer d’autres à chaque rencontre. Nous savons cela par les écrits que ses héritiers ont publiés. S’ils en eussent retranché ces monumens de son impatience, ils eussent mis sa mémoire à couvert de la censure de certaines gens qui ne sauraient pardonner à un brave homme le peu de courage qu’il a par rapport à la privation de ses emplois. Il ne suffit pas, disent-ils, d’être courageux un jour de bataille, il faut avoir aussi de la fermeté dans la perte de ses biens. Ils voudraient que M. de Rabutin eût pris pour modèle ces braves de l’ancienne Rome qui n’opposaient que le mépris et l’indifférence à un arrêt de bannissement ; et ils trouvent bien étrange qu’ayant été disgracié comme Ovide pour quelques traités d’amour, il ait voulu imiter aussi la conduite de ce poëte dans sa disgrâce. Personne n’ignore les complaintes redoublées qu’Ovide envoyait à Rome pour faire en sorte qu’on le rappelât. Ce nombre infini de poésies pleines de supplications et d’humbles gémissemens font plus d’honneur à son esprit qu’à sa vertu et qu’à son courage. Mais ceux qui censurent de la sorte M. le comte de Bussy ont-ils goûté de la vie de la cour ? savent-ils les habitudes et les maladies que l’on y contracte ? S’ils les savaient, ils seraient peut-être plus indulgens à son égard. Quoi qu’il en soit, il se résigna enfin à la providence de Dieu. Lisez ce qu’il écrivit le 26 de janvier 1680 [3]. « Pour les maux que cette providence m’a faits en ruinant ma fortune, j’ai été long-temps sans vouloir croire que ce fût pour mon bien, comme me le disaient mes directeurs. Mais enfin j’en suis persuadé depuis trois ans ; je ne dis pas seulement pour mon bien en l’autre monde, mais encore pour mon repos en celui-ci. Dieu me récompense déjà en quelque façon de mes peines par ma résignation, et je dis maintenant de ce bon maître ce que dans ma folle jeunesse je disais de l’amour :

» Il paie en un moment un siècle de travaux,
» Et tous les autres biens ne valent pas ses maux [4]. »

  1. Il fut imprimé l’an 1694, et il a été réimprimé avec les Mémoires de l’auteur, l’an 1697.
  2. Voyez le IIe. tome de ses Lettres, pag. 44, 128, 131, 135, 138, 142, édition de Hollande.
  3. Bussy Rabutin, Lettre CXXXV de la IIe. partie, pag. 328 de l’édition de Hollande.
  4. Voyez les Réflexions de M. de Saint-Évremond sur la religion, au IIe. tome de ses Œuvres mêlées, pag. 125 de l’édition de Hollande, 1693. Vous y trouverez ces paroles : religion chrétienne fait jouir des maux, et on peut dire sérieusement sur elle ce que l’on a dit galamment sur l’amour :

    Tous les autres plaisirs ne valent pas ses peines.