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DISSERTATION

leur ouvrage passerait pour une mauvaise pièce, ils assaisonnent de mille fables leurs récits, ils imaginent des aventures singulières, ils feignent des conversations, et ils appliquent à leurs personnages ce qu’ils ont lu de plus propre à paraître de haut goût. Examinez bien les satires les plus piquantes et les mieux écrites, vous trouverez l’esprit de l’auteur, son style et son caractère, dans toutes les lettres qu’il suppose que les amans s’écrivirent, et dans tous les entretiens qu’il leur fait avoir. N’est-ce pas une preuve qu’il fait un roman ? Si l’histoire de donna Olympia, et cent autres pièces de même nature étaient écrites avec la même simplicité et avec le même naïf que l’on remarque dans le Journal de Burchard [a], elles seraient sans comparaison plus dignes de foi. Je ne dis pas qu’elles persuaderaient davantage, je me contente de dire qu’elles devraient mieux persuader ; car je sais d’ailleurs que le public proportionne sa persuasion à la vraisemblance que les écrivains ont ménagée, et au plaisir qu’ils ont causé par le sel piquant qu’ils ont répandu sur leurs ouvrages, et par le merveilleux des événemens. Cela est si vrai, que l’aveu public de M. de Rabutin n’a obligé que fort peu de gens à renoncer à l’opinion qu’ils avaient conçue, que ses récits étaient historiques au pied de la lettre. Remarquez bien les paroles où il nous apprend que son manuscrit fut falsifié par une dame à qui il l’avait prêté. « Elle ajouta ou retrancha dans cette histoire ce qu’il lui plut, pour m’attirer la haine de la plupart de ceux dont je parlais : et cela est si vrai, que les premières copies qui furent vues n’étaient pas falsifiées ; mais sitôt que les autres parurent, comme chacun court à la satire la plus forte, on trouva fades les véritables, et on les supprima comme fausses [b]. »

Le Journal dont je viens de faire mention a été fait par un Allemand, maître des cérémonies à la cour du pape Alexandre VI. Sa nation et son emploi nous assurent, l’une qu’il narre les choses fidèlement, l’autre qu’il a pu savoir au vrai ce qu’il raconte. Ainsi l’on n’a point lieu de douter de ces infâmes spectacles dont le pape et sa fille repaissaient leurs yeux, je veux dire de ce repas que le duc de Valentinois donna à cinquante courtisanes, et de ce combat de quatre chevaux découplés sur deux cavales. Outre que, comme je l’ai déjà dit, le style simple et barbare de l’écrivain ne permet pas que l’on soupçonne qu’il a écrit pour divertir le lecteur, et pour s’attirer des louanges. Jugez-en par ce petit échantillon. Dominicâ ultimâ mensis octobris in sero fecerunt cœnam cum duce Valentinensi in camerâ suâ, in palatio apostolico,

  1. Johannes Burchardus, Argentinensis, Capellæ Alexandri Sexti papæ Clericus Ceremoniarum Magister. Les Excerpta de son Diarium ont été imprimés à Hanover l’an 1696, par les soins de M. Leibnitz, sous le titre de Specimen Historiæ Arcanæ, sive Anecdotæ de Vitâ Alexandri VI papæ.
  2. Bussy, de l’Usage des Adversités, pag. 269.