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DISSERTATION

cernement toutes sortes de maisons ?

Sera-t-il donc permis aux uns de commettre des infamies, sans qu’il soit permis aux autres de les en punir par tous les cornets de la Renommée ? Je réponds que comme ce n’est pas aux particuliers à châtier ceux qui volent et ceux qui tuent, et qu’il en faut laisser le soin à ceux que l’autorité souveraine a préposés à la punition des malfaiteurs, il en faut user de même à l’égard de la peine d’infamie. C’est empiéter sur les droits du souverain, c’est mettre une main profane à l’encensoir, que de se mêler de ces sortes de punitions, quand on n’a point de caractère pour cela, communiqué par ceux qui gouvernent. Un coupable peut alors se servir légitimement de la question qu’on fit autrefois à Moïse : Qui t’a établi prince et juge sur nous [a] ? Ce que peuvent faire les particuliers contre ceux qui méritent l’infamie est justement ce qu’ils peuvent faire contre un voleur ou un assassin : ils peuvent le déférer aux juges, et témoigner contre lui ce qu’ils savent ; ils peuvent dénoncer pareillement les commerces criminels, et la vie infâme de tels et de telles ; mais il faut le faire avec toutes les qualités d’un accusateur en forme : il faut se nommer, faire élection de domicile, et surtout être en état de prouver devant les juges, si le cas y échet, tout ce qu’on avance. Or où sont les faiseurs de libelles qui en usent ainsi ? La première chose qu’ils observent c’est de cacher leur nom, leur profession et leur demeure. Ils ne sont pas fort consciencieux sur les preuves : les plus petits soupçons et les ouï-dire, les nouvelles d’auberge et de corps-de-garde leur servent de démonstration ; et dès là ils encourent de droit les peines des calomniateurs et des faux témoins : car pour mériter ces peines il n’est pas nécessaire que ce que l’on avance soit réellement faux, il suffit qu’on le soutienne sans le savoir, et sans en avoir des preuves.

VIII. Du droit de l’histoire, et par qui elle devrait être écrite. Grand abus en cela.

Je suis persuadé qu’il est et de la justice, et du bien public, que les mauvaises actions soient traduites au tribunal de la Renommée, pour y recevoir le châtiment qu’elles méritent, interest reipublicæ cognosci malos [b] : mais tout le monde ne doit pas se mêler de cette fonction. Car si le mal qu’on souhaite de divulguer est de nature à être puni par les lois civiles, il en faut laisser faire les informations aux magistrats, ou tout au plus les aider d’un témoignage juridique, afin que le crime porte tout à la fois une double punition, celle du bruit public et celle des juges. Il faut se souvenir que ce n’est pas à un poëte ni à tel autre écrivain que nous devons rendre compte de notre conduite, mais aux magistrats.

  1. Exod., chap. II, v. 4.
  2. Exsequi sententias haud institui nisi insignes per honestum aut notabili dedecore : quod præcipuum munus Annalium reor, ne virtute sileantur, utque pravis dictis factisque ex posteritate et infamia metus sit. Tacit., Annal., lib. III, cap. LXV.