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ZUÉRIUS.

est une pièce justificative de la dénonciation. Toutes les apparences nous portent à croire que M. Jurieu se détermina à publier ses deux sermons quand il vit que ses auditeurs en étaient choqués. Il enveloppa sans doute, et il déguisa les maximes les plus dures qu’il avait prêchées, et il espéra qu’avec ce remède il guérirait les esprits scandalisés. Mais quand il vit la hauteur avec laquelle on traitait la chose dans la dénonciation, et le tour odieux et séditieux dont sa doctrine était susceptible, il comprit qu’il n’avait pas assez adouci les choses, et que pour jeter de la poudre aux yeux à ses censeurs, il fallait faire dans sa copie plusieurs autres changemens plus considérables. Là-dessus, le seul parti qu’il y eut à prendre fut d’arrêter l’impression ; car s’il eût corrigé sa copie jusques à se mettre hors de la portée des traits de ses ennemis, il aurait débité le plus horrible galimatias qu’on ait jamais vu, son système eût été contradictoire d’un bout à l’autre, et d’ailleurs quantité de gens se fussent bien souvenus que ses sermons imprimés n’étaient point les mêmes qu’ils avaient ouïs. On n’eût parlé dans les compagnies que de la mauvaise foi avec laquelle il prêchait une doctrine et en publiait une autre. Une attestation du consistoire, portant que les sermons imprimés étaient parfaitement semblables aux sermons prêchés, n’était pas facile à obtenir, et n’eût pas convaincu les gens qu’ils avaient ouï prêcher ce qu’ils se souvenaient bien de n’avoir pas ouï prêcher. Il n’y eut donc point de choix à faire, il fallut se déterminer à la suppression, et se priver par-là de la voie la plus efficace et la plus courte de couvrir d’une confusion éternelle ses ennemis, en cas qu’on eût été innocent, en cas que la dénonciation fût fausse. Cela est décisif contre lui,

VI. Pour peu qu’on sache la carte de ce pays, on sait de science certaine que le consistoire wallon de Rotterdam accorde tout ce que M. Jurieu peut avoir raison de demander [1]. Il y a même des gens qui croient que son crédit n’est pas renfermé dans des bornes si étroites. Mais je suppose seulement qu’il n’y obtient que des choses raisonnables. S’il n’avait point prêché les doctrines dénoncées, il n’y avait rien de plus juste que de lui en donner un certificat. Il l’aurait donc obtenu, s’il l’eût demandé à son consistoire. D’où vient donc qu’au lieu de s’inscrire en faux, sans se nommer, contre la dénonciation, il n’a point nié la tête levée, et appuyé sur un bon certificat de ses collègues, de ses anciens et de ses diacres, qu’il eût prêché les erreurs qu’on lui imputait ? Il passe pour très-sensible à sa gloire et à sa réputation, et il ne cesse de dire que son honneur est nécessaire à l’église : on ne saurait donc prétendre qu’il ait négligé d’obtenir un certificat parce qu’il ne se soucie point si on le diffame ou si on le loue, content du témoignage de sa conscience, et de celui des bonnes âmes qui l’affectionnent. Ce serait se moquer du monde, et de lui tout le premier, que de le défendre de cette manière.

VII. Il a bien prévu que la suppression de ses deux sermons ferait triompher ses adversaires. C’est pourquoi il n’a eu garde de dire qu’il avait dessein de les supprimer. Il s’est contenté de donner quelques raisons pourquoi le public ne les verrait pas sitôt ; et en cas qu’il les supprimât, il a promis un traité complet sur cette matière. Tout cela plaide pour le dénonciateur mieux que ne le ferait un bon avocat ; car voici les raisons de ce beau délai. On a su que ces messieurs voulaient critiquer les deux sermons, et on n’a pas jugé à propos de leur donner pour le présent le plaisir de l’escrime. Cela les divertirait ; mais cela scandaliserait le public. On attendra un peu que leur feu soit passé [2]. Chacun voit que ces messieurs n’auraient pu que se rendre ridicules par la critique de deux sermons orthodoxes, puisqu’ils les avaient dénoncés comme remplis d’hérésies. Où les eussent-ils trouvées ces hérésies, si la dénonciation était telle que M. Jurieu le prétend ? Le public n’aurait point été scandalisé

  1. L’an 1694 ce consistoire était extrêmement favorable à ce ministre.
  2. Voyez comment M. Saurin a réfuté toutes ces raisons, dans son Examen de la Théologie de M. Jurieu, tome II, page 812.