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XÉNOPHANES.

pa les veines du bras. Je soutiens que tous les plaisirs dont cet homme avait joui pendant trente ans n’égaleraient point les maux qui le tourmentèrent le dernier mois de sa vie, si on les pesait dans une juste balance. Recourez à mon parallèle des corps denses et des corps rares, et souvenez-vous de ceci, c’est que les biens de cette vie sont moins un bien que les maux ne sont un mal. Les maux sont pour l’ordinaire beaucoup plus purs que les biens : le sentiment vif du plaisir ne dure pas, il s’émousse promptement, il est suivi du dégo goût [1]. Ce qui nous paraissait un grand bien, quand nous n’en jouissions pas, ne nous touche guère quand nous l’avons : ainsi nous acquérons avec mille peines et avec mille inquiétudes ce que nous ne possédons qu’avec une joie médiocre ; le plus souvent la peur de perdre le bien que nous possédons surpasse toutes les douceurs de la jouissance.

On m’a indiqué un très-beau passage de Pline, et qui est très-propre à confirmer les pensées dont je viens de me servir. Si verum facere judicium volumus, ac repudiatâ omni fortunæ ambitione decernere, mortalium nemo est felix [2]. Abundè igitur, atque indulgenter fortuna decidit cum eo, qui jure dici non infelix potest. Quippè ut alia non sint, certè, ne lassescat fortuna, metus est : quo semel recepto, solida felicitas non est. Quid quod nemo mortalium omnibus horis sapit ? utinamque falsum hoc, et non à vate dictum quàm plurimi judicent vana mortalitas, et ad circumscribendum scipsam ingeniosa, computat more Thraciæ gentis : quæ calculos colore distinctos, pro experimento cujusque diei in urnam condit, ac supremo die separatos dinumerat, atque ita de quoque pronunciat. Quid quod iste calculi candore illo laudatus dies, originem mali habuit ? Quàm multos accepta afflixêre imperia ; quàm mul tos bona perdidêre et ultimis mersêre suppliciis ? ista nimirùm bona, si cui inter illa hora in gaudio fuit. Ita est profectò, alius de alio judicat dies, et tamen supremus de omnibus : ideòque nullis credendum est. Quid quod bona malis paria non sunt, etiam pari numero : nec lætitia ulla minimo mœrore pensanda ? Heu vana et imprudens diligentia ! numerus dierum comparatur : ubi quæritur pondus [3] : J’ai trouvé un autre passage qui contient une vive description du mauvais côté des biens. Je parle des biens les plus communs à tous les hommes, j’entends, en un mot, les plaisirs du corps. Quid autem de corporis voluptatibus loquar, quarum appetentia quidem plena est anxietatis, satietas verò pœnitentiæ ? Quantos illæ morbos, quàm intolerabileis dolores, quasi quemdam fructum nequitiæ fruentium solent referre corporibus ?......... Tristeis verò esse voluptatum exitus ; quisquis reminisci libidinum suarum volet, intelliget.....

Habet omnis hoc voluptas,
Stimulis agit fruenteis,
Apiumque par volantûm,
Ubi grata mella fudit,
Fugit, et nimis tenaci
Ferit icta corda morsu [4].


C’est ainsi que Boëce suppose que la philosophie lui parle. Vous voyez dans ce discours que si l’inquiétude précède la jouissance des plaisirs, le dégoût et le repentir la suivent de prés. Une infinité d’auteurs observent cette malheureuse concomitance, ou, pour parler plus intelligiblement, cette liaison de la volupté et de l’inquiétude. J’en ai déjà cite deux dans la première édition [5] : en voici un troisième : il se nomme Antiphane.

... Ἐν τῷ αὐτῳ δέ γε τούτῳ, ἔνθα τὸ

Ἡδὺ ἕνεςι, πλησίον που καὶ τὸ λυπηρὸν. Αὶ γὰρ ήδοναὶ

Οὐκ ἐπὶ σϕῶν αυτῶν ἐμπορεύονται, αλλ᾽ ἀκολουθοῦσ᾽ αὐταῖς

Λύπαι και πόνοι..................


Id est,

  1. Πἀντων μὲν κὸρος ἐςὶ καὶ ὕπνου, καὶ ϕιλότητος
    Μολπῆς τε γλυκερῆς, καὶ ἀμύμονος ὀρχηθμοῖο.

    Omnium quidem satietas est, et somni et amoris cantûsque dulcis et egregiæ saltationis. Homerus, Iliad, lib. XIII, vs. 636. Voyez une semblable sentence de Pindare, ci-dessus, citation (4) du dernier article Bérénice, tom. III, pag. 349.

  2. Euripide, in Medeâ, vers 1238 et 1230, pag. m. 327, dit la même chose.
  3. Plinius, lib. VIII, cap. XL, p. m. 62. M. du Rondel m’a indiqué ce passage.
  4. Boëtius, de Consol. Philosoph., lib. III, prosâ VII, pag. m. 61.
  5. Usque adeò nulli est sincera voluptas,
    Sollicitique aliquid lætis intervenit.
    Ovidius, Metam., lib. VII, vs. 453.
    Ovidius, Medio de fonte leporum
    Surgit amari aliquid, quod in ipsis floribus angat.
    Lucret., lib. IV, vs. 1127.