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MUCIE.

pas exécuté la résolution qu’elle avait prise de se tuer, quand elle se vit privée de son premier mari [1] : elle s’en repentit, dis-je, en voyant Pompée sur le rivage de Mitylène, dans un triste état après la bataille de Pharsale. On l’avait laissée dans cette ville pendant la guerre : elle y avait reçu des nouvelles si avantageuses touchant le combat de Dyrrachium [2], qu’elle l’avait cru décisif, et qu’elle n’en attendait point d’autre suite que d’apprendre que son époux poursuivait César. On lui avait amplifié les pertes de l’ennemi pour la flatter, pour la réjouir ; c’est la coutume. Jugez de sa désolation, quand elle vit son mari réfugié à l’île de Lesbos, sur un vaisseau d’emprunt [3]. Elle fut sa fidèle compagne dans sa fuite jusques en Égypte [4] ; et ayant recouvré ses cendres, elle les enterra sur le mont d’Albe [5]. Mais cette fidélité fut, par accident, ce qui le perdit ; car si elle ne l’eût pas suivi, il se serait réfugié au pays des Parthes, et non en Égypte où on le tua. On assure que la seule chose, qui le détourna de s’en aller vers l’Euphrate, fut la crainte du déshonneur à quoi la beauté et la jeunesse de Cornélie pouvaient l’exposer parmi des peuples lascifs. Il était si délicat sur ce chapitre, qu’il craignait même les faux jugemens. Cela montre qu’il ne fut pas trop heureux dans son dernier mariage, et qu’une épouse jeune et belle n’est guère commode à un voyageur [6]. Quoi qu’il en soit, vous serez bien aises de trouver ici un passage de Plutarque. Theophane Lesbien disoit que ce luy sembloit une grande folie, que de laisser le royaume d’Égypte, qui n’estoit qu’à trois journées.... pour s’aller jetter entre les mains des Parthes..., mener une jeune femme de la maison des Scipions entre des barbares, qui ne mesurent leur puissance ny leur grandeur, sinon en la licence de commettre toutes les vilanies et toutes les infamies qu’il leur plaist : car pose encore qu’elle ne soit point violée par eux, si est-ce neantmoins chose indigne, qu’on puisse penser qu’elle l’ait peu estre, pour avoir esté en la puissance de ceux qui ont eu moyen de le faire. Il n’y eut que ceste raison seule, ainsi comme l’on dit, qui destourna Pompeius de prendre le chemin d’Euphrates, au moins si nous voulons consentir que ç’ait esté le discours de la raison, et non sa mauvaise fortune qui l’ait guidé à prendre le chemin qu’il suivit [7].

Je ne sais à laquelle de ces cinq épouses de Pompée l’on doit appliquer ce qu’on lit dans Suétone. Un grammairien fort savant avait pour patrons Pompée et Caius Memmius. Il porta à la femme de Pompée un billet d’amour de Memmius. La dame le déféra à son mari, qui lui défendit l’entrée de sa maison [8]. Tout bien compté, il ne faut point prendre cela pour une bonne fortune de mariage, mais plutôt pour une infortune. Il est fâcheux d’être trahi par un savant qu’on avait aimé, d’être trahi, dis-je, par son homme d’étude, par l’homme de lettres de son hôtel. Il n’est point agréable d’apprendre qu’un homme tel que Caius Memmius tâche de séduire votre épouse, et lui propose par écrit un commerce de galanterie. On est bien aise, qu’au lieu d’y répondre favorablement, elle vous montre la lettre, et vous nomme le porteur ; mais enfin il vaudrait mieux que rien de toutes ces choses n’arrivât. L’imagination ne s’arrête pas où l’on voudrait. Qui vous répondra que pareils messages ont été toujours, ou seront toujours repoussés de cette manière ? Qui vous répondra qu’il ne faut point dire ici non amo nimiùm diligentes, trop de précaution est ruse : vous découvrez une intrigue afin de cacher les autres, et de les mettre à couvert de tout soupçon ? L’imagination, vous dis-je, est

  1. Plut. in Pompeio, pag. 659, A.
  2. Idem, ibidem, pag. 658.
  3. Idem, ibidem.
  4. Idem, ibidem, pag. 659 et seq.
  5. Idem, ibidem, pag. 662.
  6. Voyez la remarque (G) de l’article Sara, tom. XIII.
  7. Plutarch., in Pompeio, pag. 660 : je me sers de la version d’Amyot.
  8. Curtius Nicia hæsit Cn. Pompeio et Caio Memmio : sed quùm codicillos Memmii ad Pompeii uxorem de stupro pertulisset, proditus ab eâ Pompeium offendit, domoque ei interdictum est. Sueton., de clar. Gramm., cap. XIV.