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MORIN.

battre ces deux personnages. « Charpy prétendait que toutes ces merveilles se devaient faire par un certain lieutenant de Jésus-Christ, de la race de Juda, auquel il appliquait les plus claires prophéties du messie[1]. » On a vu dans le corps de cet article la prétention de Morin, et voici celle du sieur des Marets. Je la rapporte selon les termes d’un auteur qui se servait du temps présent. Le sieur des Marets enseigne comme eux qu’il est vrai que le monde se va réformer, que toutes les sectes vont être réunies à la religion catholique ; mais que tout cela se doit faire par le grand prophète Éliacim Michaël, qui n’est autre que le sieur des Marets de Saint-Sorlin, et par une armée de cent quarante-quatre mille victimes ou âmes anéanties, qu’il doit assembler pour les donner au roi, afin qu’elles exécutent sous ses ordres cette haute entreprise, selon les lumières divinement inspirés au sieur des Marets. Il est bien visible que ce dernier prophète ne pouvait pas s’accorder avec ces deux autres, et qu’il avait dans ses visions de quoi détruire des leurs. Car, comme on a vu un fou, qui, s’imaginant être Dieu le père, réfutait d’une manière convaincante un autre fou qui croyait être Dieu le fils : parce, disait-il, que moi qui suis Dieu le père, je sais bien que je ne l’ai point engendré : de même le sieur des Marets n’avait pas de peine à se prouver à soi-même que les pensées de Morin et de Charpy étaient fausses. Charpy, disait-il, s’imagine que le monde doit être reformé par un lieutenant de Jésus-Christ, joint avec les juifs ; et Morin dit que ce sera par Jésus-Christ même incorporé en lui, et accompagné des combattans de gloire. Or je suis bien assuré qu’ils se trompent, puisque c’est par moi-même, des Marets de Sant-Sorlin, Éliacim Michaël, et par mes victimes, que tout cela se doit opérer. Après les avoir ainsi condamnés d’illusion par cette preuve trés-démonstrative à son égard, il se crut obligé de les poursuivre de toutes ses forces. Ainsi il n’a point eu de repos qu’il n’ait perdu Morin, en y employant même les trahisons les plus indignes d’un honnête homme et d’un chrétien. Et il se vante lui-même, dans sa réponse, d’avoir été cause de la prison de Charpy[2].

Voici les moyens qu’il employa : il dépose[3] qu’il eût quelques entretiens avec damoiselle Marguerite Langlois, dite la Malherbe, et avec une autre nommée mademoiselle de la Chapelle : « que d’abord elle craignait de se découvrir, mais que peu à peu il l’apprivoisa à se communiquer à lui, et qu’elle commença à lui parler de ce Morin et de sa femme ; qu’elle lui dit, qu’il était certain que l’esprit de Jésus-Christ était incorporé et ressuscité en M. Morin, pour son second avénement en terre ; qu’il était le fils de l’homme, à qui Dieu avait donné tout jugement sur la terre. Après cela il décrit son entrevue avec Morin, qui se fit le lendemain ; et il dit que d’abord Morin lui voulut paraître un homme fort saint et de grand recueillement ; mais qu’après quelques discours, voyant que s’il s’humiliait tant devant lui, qui voulait paraître si haut, il pourrait le traiter long-temps en novice, et qu’il n’avait pas tant de temps à perdre, il ne feignit point de lui dire ce qu’il savait des états intérieurs selon leurs degrés, et de la spiritualité : qu’alors Morin tout ravi lui prit la main, et la serra entre les deux siennes, et lui dit qu’il voyait bien qu’il était spirituel et dans l’état de grâce, et qu’il s’en fallait peu qu’il ne fût parfait, et dans l’état de la gloire[4]...... Il rapporte dans la suite de sa déposition, plusieurs erreurs qu’il apprit de la bouche même de Morin, dans un autre entretien qu’il eut avec lui : comme, qu’il ne faut plus penser à la mort de Jésus-Christ ; que l’’impeccabilité est en ceux qui sont divins et parfaits ; que toutes sortes d’œuvres sont indifférentes. Pendant toutes ces visites que le sieur des Marets rendait à Morin et à ses demoiselles, il feignit toujours de vouloir être son disciple.

  1. Lettres visionnaires, à la préface, pag. m. 226.
  2. Là-même.
  3. Voyez la IIe. lettre visionnaire, pag. m. 266. On y cite la déposition du sieur des Marets.
  4. Voyez la IIe, lettre visionnaire, pag. 267.