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MORIN.

paillardise et de son esprit vindicatif [1]. L’influence maligne de quelques planètes de son horoscope ayant été corrigée par les aspects favorables de quelques autres, la prison fut convertie en une autre espèce de mal qui sympathisait avec la captivité ; car dès l’âge de seize ans, jusques à celui de quarante-six, Morin fut toujours chez quelque maître. Il en servit seize successivement ; il fut chez des notaires, chez des maîtres à écrire [2], chez des présidens, chez des évêques, chez des abbés, et enfin chez le duc de Luxembourg. La raison pourquoi il changeait de servitude si souvent, est qu’il se brouillait avec la maîtresse du logis, ou qu’il survenait des accidens imprévus, ou que les maîtres se rendaient coupables d’une énorme ingratitude. Quod autem per carceres fieri non potuit, per servitutem effecit cumulus ille planetarum in duodecimâ domo..… est enim servitus..…. species quædam incarcerationis quòd homo in alienâ domo non liber, sed alteri mancipatus vivere teneatur. Siquidem ab anno 16 ad 46 vita mea fuit perpetua servitus, dominosque habui 16 quos omnes dereliqui vel ob jurgia cum dominabus, quarum imperium cùm ferre nollem odia passus sum... vel ob casus repentinos, vel ob dominoram intolerabilem ingratitudinem [3]. Il trouve la cause de tous ces événemens dans sa figure de nativité : ses querelles avec l’hôtesse, l’ingratitude de ses maîtres, la chétive condition des uns, la médiocrité des autres, le haut rang de quelques-uns. Il n’y a point d’étoiles qui aient mieux réussi à son dam que celles qui le menaçaient du côté des femmes [4]. J’ai déjà parlé [5] des deux blessures qu’il reçut pour une femme galante. Ce fut peut-être dans un lieu de prostitution. Je ne compte pour rien la violence que lui firent des gens de guerre qui, à l’instigation de quelques garces, entrèrent chez lui [6]. Un honnête homme n’est pas à couvert d’un tel affront ; n’alléguons rien d’équivoque. Il avoue [7] qu’ayant eu l’honneur d’être connu des rois et des reines, des princes et des cardinaux, et des premiers de l’état, il n’y a eu tout au plus que cinq personnes de haut rang qui l’aient aimé, et qui lui aient fait du bien, soit à cause de sa science, soit à cause de sa candeur, soit par sympathie ; et qu’au contraire l’envie ou l’antipathie l’ont exposé à la haine d’un si grand nombre de gens, qu’il a horreur d’y songer. Horret memoria referre quot inimicos habuerim vel ob invidiam, vel ob antipathiam [8]. Pour ne rien dire du reste, peut-on voir un plus grand défaut que celui d’un homme qui se plaint d’avoir été un objet d’envie, et qui se vante d’avoir été aimé de quelques grands à cause de son savoir ? Ses plus grands accusateurs, sur le chapitre de la vanité et de la vénalité, sont ses propres livres. Il se vante dans l’une de ses réponses d’avoir soutenu une guerre continuelle, pendant dix-sept ans, contre quinze mathématiciens ou philosophes, et de les avoir tous réduits à une honteuse retraite. Il dit qu’en l’année 1636 sa réputation fut répandue presque par toute l’Europe [9]. À tout propos il nous parle de sa prétendue démonstration des longitudes comme d’une chose dont les plus fameux mathématiciens reconnurent publiquement la vérité. Il devait donc être content ; la gloire de l’invention lui demeurait, le public lui rendait justice par ses louanges. Cependant Morin ne parle presque jamais de cela sans s’emporter brutalement contre le premier ministre qui ne lui avait pas fait toucher l’argent que cette invention méritait. N’est-ce point témoigner une âme vénale, basse, sordide, qui, au lieu de travailler pour la belle gloire, ou plutôt par un motif entièrement désintéressé, ne compte pour rien la gloire, lorsque les pensions et les ré-

  1. Parùmque abfuit quin in meâ juventute verificatum fuerit ob vindictæ et libidinis passiones. Ibid.
  2. Voilà sans doute le fondement du reproche dont j’ai parlé ci-dessus, citation (101).
  3. Morin., Astrolog. gallic. lib. XVII, pag. 398.
  4. Propteretin duodecimâ quæ mihi ex parte mulierum multa mala, damna, vitæque pericula pepererunt. Idem, ibidem.
  5. Dans la remarque (D), citat. (12).
  6. Astrolog. gallic., lib. XXIII, pag. 649.
  7. Ibid., lib. XVII, pag. 398.
  8. Ibid., pag. 398, 399.
  9. Tunc verò nominis mei fama per totam fermè Europam diffusa est. Ibid., lib. XXIII, pag. 649.