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MARILLAC.

chambre de commissaires. C’est un fort grand préjugé au désavantage du cardinal : on sait bien de quoi sont capables les juges créés extraordinairement, et choisis parmi les parties adverses des accusés [1]. Cependant, puisque nous cherchons des preuves incontestables, ou plus fortes pour le moins que de grandes présomptions, nous ne prétendons pas que cela nous détermine à prononcer que le maréchal était innocent. Nous avons des exemples sous ce règne-là qui prouvent que des commissaires choisis par le cardinal de Richelieu firent tout ce qu’on eût pu attendre du tribunal le plus intègre du monde. Ceux qui jugèrent M. de Cinq-Mars suivirent dans la dernière ponctualité la pratique criminelle [2]. M. de Laubardemont, qui passe pour avoir été entièrement dévoué aux passions du cardinal, fut le rapporteur du procès. Son rapport a été imprimé [3] : on ne peut rien voir, ni de plus net, ni de plus exact, ni de plus conforme aux règles. Le fait fut conduit à la dernière évidence ; et après cela, il n’y avait point de bons juges dans le royaume qui eussent pu opiner autrement que firent les commissaires qui condamnèrent Cinq-Mars. On a vu dans le règne suivant une chambre extraordinairement créée pour juger M. de Fouquet, et l’on n’a point eu raison de dire qu’elle ait opprimé l’innocence. Encore moins le peut-on dire de celle qui instruisit le procès de M. de Luxembourg, et qui le jugea. Si l’on s’arrêtait aux préjugés, on en trouverait de favorables au cardinal de Richelieu, à l’égard des commissaires du maréchal de Marillac. Le premier homme de robe, le garde des sceaux fut mis à leur tête. Ils étaient ou maîtres des requêtes, ou présidens, ou conseillers au parlement de Bourgogne, etc. Ils renvoyaient au conseil d’état la plupart des incidens, et ne passaient outre qu’en vertu des arrêts de ce conseil ; de sorte que pour supposer que le maréchal de Marillac a été une victime innocente, il faut supposer que ses juges au nombre de vingt-trois, et la plupart des conseillers d’état, avaient conspiré la ruine d’un innocent. Cela est dur à supposer : le sens commun nous porte plutôt à croire qu’un guerrier a commis des malversations, qu’à croire qu’un si grand nombre de tels magistrats s’accorde à condamner un innocent [4]. Notez, je vous prie, qu’encore que dix des juges n’opinassent pas à la mort, tous le trouvèrent coupable. Je m’en rapporte à ce narré de M. du Châtelet : Après que chacun des juges, dit-il, avec une égale affection de faire justice, eût appuyé son opinion par toutes les meilleures raisons que le sujet pouvait fournir, et que par l’espace de deux jours, les lois et les preuses eurent été bien disputées, toutes les voix se réduisirent à ces deux avis. Treize le jugèrent digne de mort, et dix lui faisant perdre l’honneur, les charges et les biens, lui laissèrent la vie pour supplice dans un bannissement perpétuel ou bien dans une prison, au choix du roi, et en tel lieu qu’il plairait à sa majesté le faire garder, ainsi qu’il a souvent été pratiqué pour telles personnes [5]. L’un des apologistes du maréchal de Marillac confesse que le cardinal mêla parmi les nouveaux commissaires trois ou quatre personnes d’une grande intégrité ; ce qu’il fit, ajoute-t-on, pour mieux couvrir son jeu, lorsqu’il crut que sa partie était si bien faite que les voix de la condamnation emporteraient celles de l’absolution [6], N’est-ce pas reconnaître que trois ou quatre personnes d’une grande intégrité le jugèrent digne du bannissement perpétuel ou d’une prison perpétuelle ? Est-ce ainsi qu’un homme de bien opine contre celui qu’il croit innocent ? Enfin, j’observe que de tant de gens que le cardinal de Richelieu persécuta, qu’il fit bannir ou emprisonner, il y en eut peu qu’il mit en justice. C’est une marque qu’il ne se

  1. Voyez, tom. VII, pag. 200, la remarque (F) de l’article Grandier.
  2. Voyez, à la fin des Mémoires de Montrésor. les avis et les instructions que le cardinal de Richelieu donnait touchant ce procès, et la conduite que tinrent les juges.
  3. Voyez les mêmes Mémoires de Montrésor.
  4. Notez qu’on ne donne pas ceci pour règle : on sait bien qu’il est arrivé à plusieurs juges de se laisser corrompre ; on s’arrête ici aux circonstances de ce procès particulier.
  5. Du Châtelet, Observations sur la vie et la condamnation du maréchal de Marillac, pag. 806, 807. du Recueil de diverses pièces pour servir à l’Histoire, édition de 1643, in-4°.
  6. L’Esprit bienheureux du maréchal de Marillac, pag. m. 60.