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MARESTS.

garder comme coupable d’une infinité d’homicides spirituels, où qu’il a causés en effet, ou qu’il a pu causer par ses écrits pernicieux. Plus il a eu soin de couvrir d’un voile d’honnêteté les passions criminelles qu’il y décrit, plus il les a rendues dangereuses, et capables de surprendre et de corrompre les âmes simples et innocentes. Ces sortes de péchés sont d’autant plus effroyables, qu’ils sont toujours subsistans, parce que ces livres ne périssent pas, et répandent toujours le même venin dans ceux qui des lisent [1]. Il aurait tort de se défendre contre le Parnasse réformé, en disant qu’il a suivi le précepte des anciens maîtres, que les romans doivent être vraisemblables [2] : car il y a un milieu entre une héroïne qui n’est pas assez vertueuse, et une héroïne qui l’est trop ; et ce milieu n’excède pas le vraisemblable. Voyez ce qui a été remarqué ailleurs concernant les anciens romans [3].

(E) Ses visions si bien décrites par messieurs de Port-Royal. ] La première fois que je lus leur lettre, je fus saisi d’une surprise extraordinaire : je ne pouvais assez admirer qu’un bel esprit, auteur de pièces galantes et de pièces de théâtre, se vantât fort sérieusement, que Dieu par sa bonté infinie lui a envoyé la clef du trésor de l’Apocalypse, qui n’a été connue que de peu de personnes avant lui [4] ;... et que par l’ordre de Dieu il lève une armée de cent quarante-quatre mille combattans, dont il y en a déjà une partie enrôlée, pour faire la guerre aux impies et aux jansénistes [5]. Ma surprise augmentait quand je faisais réflexion sur le temps et sur le lieu où ces chimères étaient débitées : elle se redoublait encore quand je prenais garde, que non-seulement on laissait à ce prétendu prophète l’administration de son bien, mais aussi qu’on lui conférait la charge d’inquisiteur, et que personne ne s’intriguait plus que lui, et ne se donnait plus de mouvemens pour l’extirpation du jansénisme. Si j’avais su alors ce que j’ai vu faire vingt ans après. Je n’aurais pas eu cette surprise ; mais assurément j’étais excusable de trouver étrange en ce temps-là, qu’un homme qui publiait dans Paris tant de chimères acquît plus d’autorité qu’il n’en avait auparavant. Quel désordre ! « M. de Paris le prend pour son apologiste, le reçoit à sa table, lui donne retraite chez lui. M. l’archevêque d’Auch approuve le dessein de son armée. On lui permet de se faire fondateur d’un ordre nouveau ; de s’établir (tout laïque qu’il est) en directeur d’un grand nombre de femmes et de filles ; de leur faire rendre compte de leurs pensées les plus secrètes : de leur écrire des lettres de conscience, pleines d’une infinité de choses très-dangereuses et très-imprudentes, pour ne rien dire davantage ; de se glisser en plusieurs couvens de filles pour y débiter ses rêveries et ses nouvelles spiritualités. Et enfin c’est sur lui que M. de Paris a jeté les yeux pour l’aider à réformer le monastère de Port-Royal de Paris. On y reçoit avidement ses instructions : on y confère avec lui de l’oraison mentale : on lui rend compte de l’état où l’on s’y trouve : si on y est consolé, ou si on y est misérable [6]. »

Le livre qu’il publia, intitulé : Avis du Saint-Esprit au roi, porte tous les caractères du fanatisme. Il y explique trois prophéties de l’Écriture, qu’il prétend s’entendre des jansénistes, comme devant être exterminés par le roi de France, avec l’appareil d’une grande armée. Voici un caractère qui est comme la marque populaire des fanatiques. Car si vous y prenez garde, quelque spirituels que ces gens-là tâchent de paraître, néanmoins leur spiritualité aboutit d’ordinaire à quelque effet extérieur et sensible ; et ils ne sont jamais satisfais qu’ils n’aient poussé leurs imaginations et leurs allégories jusqu’à quelque grand événement exposé aux sens, dont ils se figurent devoir être non-seulement les spectateurs, mais

  1. Visionnaires, lettre I, pag. 253.
  2. Ficta voluptatis causâ sint proxima veris.
    Horat., de Arte poëticâ, vs. 338.

  3. Remarque (C) de l’article Hypsipyle, tom. VIII, et remarque (C) de l’article Longus, tom. IX.
  4. Délices de l’Esprit, IIIe. part., pag. 2, dans les Visionnaires, lettre I, pag. 241.
  5. Avis du saint Esprit au roi, là même, pag. 242.
  6. Visionnaires, lettre II, pag. 287.