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MAHOMET II.

ne marqua dans l’épitaphe de Mahomet aucun des desseins qu’il avait exécutés, mais seulement les desseins qu’il voulait exécuter ; 2°. que ces actions à venir furent marquées en langue turque. Cela est bien différent du narré de mademoiselle de Scudéri. Comme l’ambition était la passion dominante au cœur de Mahomet, elle le suivit jusques à la mort, ordonnant que l’on mît sur son tombeau cette inscription en langue latine, après une grande narration de toutes ses victoires en langue turquesque : Il avait intention de ruiner Rhodes, et la superbe Italie [1]. Spandiginus [2] est conforme à ce narré, si ce n’est qu’il ne dit point que les dernières paroles fussent en latin. Je trouve assez apparent que Sélim Ier. pour renchérir sur cette épitaphe, s’en fit faire une où il disait, qu’il faisait encore la guerre après sa mort [3].

(N) J’aurai quelques fautes à reprocher à M. Moréri. ] 1°. Il n’est pas vrai que Mahomet ait subjugué la Carinthie et la Styrie : ses troupes y firent seulement des courses et des ravages, après la victoire du Lisoncio, qu’elles gagnèrent sur les Vénitiens, l’an 1476 [4]. 2°. Il est faux qu’il ait fait lui-même son épitaphe en latin. 3°. Et qu’il soit mort à Nicomédie : il mourut dans une bourgade de Bithinie, connue par les anciens sous le nom d’Astacus, entre Constantinople et Nicomédie, qui en sont éloignées chacune d’une journée [5]. Cette bourgade est nommée par quelques-uns Teggiur Tzaïr, et par quelques autres Géivisé. 4°. Il n’a point vécu cinquante-trois ans, mais un peu plus de cinquante et un. 5°. On ne peut assez admirer que M. Moréri ait été capable de dire que Mahomet ne manquait pas de courage. C’est ainsi qu’on parle d’un homme soupçonné de poltronnerie, et qu’on tâche d’en justifier : c’est ainsi qu’on parle d’un prince fort pacifique, et qui, n’ayant jamais donné des preuves publiques de sa valeur, a fait néanmoins connaître, dans le cabinet, qu’il ne craignait pas la mort ni les périls : mais il est absurde de s’exprimer de la sorte, en parlant d’un foudre de guerre et d’un conquérant tel que notre Mahomet, qui, pour me servir des termes d’un historien que Moréri devait connaître [6], eut de la nature un corps extrêmement robuste, et capable de toutes les fatigues de la guerre, dont il fit son occupation continuelle durant toute sa vie ; un tempérament tout de feu, un naturel impétueux, hardi, entreprenant et insatiable de gloire ; un cœur plus grand encore que sa naissance et sa fortune, un courage intrépide. 6°. M. Moréri s’exprime très-mal un peu après, lorsqu’il assure qu’à parler ingénument, on ne peut entendre parler sans mépris des débauches de Mahomet ; et tout aussitôt il rapporte que cet infâme voulut forcer le prince de Valachie. N’est-ce pas avec horreur, et non pas avec mépris, qu’on entend parler de semblables déréglemens ? 7°. Mahomet ne coupa point lui-même la tête à une femme, parce qu’elle lui paraissait trop belle ; ce fut à cause que ses soldats murmuraient de voir qu’il perdit sa réputation et de belles occasions entre les bras d’une fille : encore n’est-ce pas un fait certain [7]. 8°. Il est faux que ce sultan, après la prise de Constantinople, ait déchargé sa colère sur le corps mort de l’empereur Constantin. Le chancelier [8] de cet empereur, qui était dans Constantinople, et qui n’a écrit que ce qu’il avait vu lui-même [9], dit le contraire : « Il nous assure que le sultan ayant fait chercher fort exactement partout, pour s’éclaircir de ce dont

  1. Scudéri, illustre Bassa, tom. I, pag. 320, 321.
  2. Apud Spondanum, ad annum 1481, num. 2.
  3. Voici la substance de cette épitaphe rapportée par du Verdier, dans son Histoire des Turcs :

    Je suis ce grand Sélim qui debellai la terre,
    Qui cherche les combats encor après ma mort :
    La fortune a toujours fléchi sous mon effort,
    Mon corps est au tombeau, mon esprit à la guerre.

  4. Voyez Paul Jove, Elog. Vir. bellicâ virtute illustr., lib. III, pag. 263, et Guillet, liv. VII, pag. 290, 291.
  5. Guillet, liv. VII, pag. 377.
  6. Maimbourg, Schisme des Grecs, liv. VI, pag. 299 : il cite Leunel., l. 15. Lonic., Hist. Turc., l. 1. Cuspin., in Mahom.
  7. Voyez la remarque (I).
  8. Il s’appelait Phranzes.
  9. Maimbourg, Histoire du Schisme des Grecs, liv. VI, pag. 347.