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MAHOMET II.

guant l’exemple des autres empereurs, qui n’avaient jamais porté la bonté et la civilité si loin, il le voulut conduire jusqu’à la porte du palais, où l’ayant fait monter sur de plus beau cheval de son écurie, superbement enharnaché de satin blanc tout brodé d’or, il ordonna à tous ses visirs, et à ses bachas, de l’accompagner, comme ils firent, en marchant en bel ordre, à pied, les uns devant, et les autres après lui, dans une longue et superbe suite, au travers de [* 1] toute la ville, jusqu’à la célèbre église des douze apôtres, qu’il lui avait assignée pour être sa patriarcale, au lieu de celle de Sainte-Sophie, dont il avait fait la grande mosquée. Il l’alla même visiter quelques jours après dans le nouveau palais patriarcal de l’église de Notre-Dame, qu’il avait obtenue du sultan au lieu de celle des Apôtres ; et là il le pria de lui expliquer les principaux points de la religion chrétienne : ce que ce grand homme fit avec tant de jugement, de force, et de netteté, et tant d’approbation du sultan, qu’il en voulut avoir l’exposition par écrit, qui se voit encore aujourd’hui en grec, en latin, et en arabe demi-turc. Voilà ce que fit cet habile prince, pour obliger, par cette feinte douceur du commencement de son empire, les chrétiens grecs à supporter plus doucement un joug qu’ils ne trouveraient pas si dur qu’ils l’ont depuis expérimenté jusqu’à maintenant. » Consultez M. Guillet [1] qui raconte tout ceci amplement et exactement, et qui rapporte plusieurs choses qui furent faites par Mahomet en faveur des Grecs. On en verra le précis dans la remarque suivante.

(H) Il n’y a nulle apparence qu’il ait fait le vœu qu’on lui attribue. ] « C’est dans l’année 1469, que le Supplément des Annales de Baronius [2] assure que Mahomet, emporté de zèle pour sa religion, fit solennellement le vœu que voici, contre la nôtre. Je fais serment, et proteste par un vœu, que j’adresse au seul Dieu créateur de toutes choses, que je ne goûterai ni les douceurs du sommeil, ni celles de la bonne chère ; que je renoncerai même aux souhaits des voluptés, et au plaisir des sens ; et que je ne tournerai point mes regards de l’Orient vers l’Occident, jusqu’à ce que j’aie foulé sous les pieds de mon cheval tous les dieux que les adorateurs de Christ formèrent de bois, d’airain, d’or, et des couleurs de la peinture ; en un mot, que je n’aie purgé la face de la terre de leurs impiétés, depuis l’orient jusqu’à l’occident, afin d’y faire éternellement retentir les louanges du vrai Dieu, et de son prophète Mahomet. Les historiens Grecs de ce temps-là, qui pouvaient parler avec certitude des affaires de leur pays, et qui ne pardonnent rien au sultan, ne disent pas un mot de ce vœu. Est-il possible que les historiens latins qui l’ont rapporté, sans citer aucun garant, aient fuit Mahomet si zélé pour sa religion, eux qui soutiennent qu’il n’en professait aucune ? Diront-ils que ce prince ait voulu faire l’hypocrite, pour flatter ses sujets par ce faux éclat de piété, lui qui toujours fier, et toujours persuadé de sa toute-puissance, n’a jamais daigné rien ménager avec eux, et qui ne s’y est point vu réduit par aucune sédition de l’armée ou du peuple, ni par aucune formalité des cérémonies de sa loi ? Il lui était aisé de commencer à s’acquitter de ce vœu dans la Turquie, où sa nation sacrilége n’aurait pas mieux aimé que de seconder ce faux zèle. Il est évident que contre le but de cette prétendue politique, il s’y serait rendu ridicule, en faisant chaque jour à leurs yeux le contraire de ce qu’il avait promis : car nous avons marqué ses soins à rétablir la dignité

  1. (*) Turco-Græc., l. 2 Panmacharistæ.
  1. Histoire de Mahomet II, liv. III, pag. 259 et suiv.
  2. C’est-à-dire Sponde, dans la Continuation des Annales. Il cite la lettre CCCLXXX du cardinal de Pavie, était dit qu’une personne ayant porté une copie de ce vœu à Raguse, on le traduisit en italien, et on l’envoya aux Vénitiens, qui le communiquèrent au pape. Apparemment cette pièce fut fabriquée ou par quelque homme de loisir, ou par quelque politique, afin d’animer à une guerre de ligue les princes occidentaux.