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MAHOMET II.

l’ambassade de l’historien Phranza [* 1], qui fut envoyé auprès d’elle pour la solliciter d’épouser l’empereur Constantin, quand elle fut veuve d’Amurat. Les Turcs et le reste des Grecs en conviennent [1]... Il y a de grandes conjectures que la [* 2] Despœne Marie qui, par un privilége particulier y [2] vivait dans l’exercice de la religion chrétienne, eut quelque soin de lui, car elle lui apprit l’oraison dominicale et la salutation angélique, non pas comme une instruction de piété, qu’Amurat, jaloux de son culte, aurait, rigoureusement condamnée, mais comme le simple amusement d’un enfant, dont la curiosité s’attachait déjà à toutes choses. » Ma 2e. réflexion est que Paul Jove se contredit grossièrement ; car si Mahomet II reconnaissait et servait la divinité de la fortune, et s’il croyait que l’on en gagnait les bonnes grâces par l’application, et par la force de son courage, il n’était point athée, et il ne rejetait point entièrement la Providence. Il est visible que cette fortune qu’il servait ne pouvait être dans son esprit que sous l’idée d’un être qui dispose des événemens, et qui favorise certaines personnes. Cela ne peut convenir à un être aveugle, et qui n’aurait qu’une force naturelle de se mouvoir. Il faut que cet être puisse diriger ses forces selon ses désirs, et qu’il connaisse ce que font les hommes, et qu’il les distingue les uns des autres. Chacun voit que le système des athées est incompatible avec la supposition d’un tel être [3]. Le père Maimbourg, copiste ici de Paul love, est tombé dans la même contradiction. Il n’y eut jamais, dit-il [4], de plus grand athée que ce prince, qui n’adorait que sa bonne fortune, qu’il reconnaissait pour l’unique divinité à laquelle il était toujours prêt de sacrifier toutes choses ; qui se moquait de toutes les religions ; de la chrétienne, en laquelle il avait été instruit dès son enfance par la sultane sa belle-mère, fille du despote de Servie : de celle de Mahomet, qu’il traitait de chef de bandits entre ses confidens ; et de tous ceux qui croyaient qu’il y eût une autre Providence que celle que chacun doit avoir pour soi-même. De la vient que son intérêt, sa grandeur et son plaisir étaient l’unique règle de ses actions ; et qu’il ne gardait ni foi, ni parole, ni serment, ni traité, qu’autant qu’il les trouvait commodes et utiles pour arriver à quelqu’une de ces trois fins, à laquelle il tendait toujours en tout ce qu’il entreprenait.

C’est une opinion fort générale, que certaines gens ont du bonheur, et que d’autres ont du malheur ; et il est bien difficile de ne croire point cela, quand on prend garde aux événemens publics. Il y a des amiraux qui sont traversés presque toujours par les vents contraires, dans les desseins les plus importans. Il y en a d’autres pour qui le bon vent semble se lever, toutes les fois qu’ils ont à exécuter de grandes choses. Ces coups de malheur et de bonheur ne paraissent pas si visiblement dans les armées de terre ; mais on ne saurait nier que les pluies ou le beau temps, et plusieurs autres occurrences qui ne dépendent point de notre sagesse, ne traversent ou ne favorisent plus souvent les entreprises de certains généraux, que les entreprises de quelques autres. Il semble même que l’on puisse remarquer qu’il y a des généraux qui ne sont jamais secondés de ce qu’on appelle coups de bonheur, que lorsqu’ils combattent contre des chefs qui passent pour malheureux. Si l’on suivait à la trace les aventures des particuliers, on y trouverait à proportion autant de marques de ces coups de bonne ou de mauvaise fortune. Il n’y a point d’athée, il n’y a point d’épicurien, qui puisse admettre cette distinction de bonheur ou de malheur ; elle n’est pas compatible avec leur système. Allégueront-ils les in-

  1. (*) Phranz., lib. 3, cap. 2 : Chalcond., lib. 7 ; Turco-Græc., pag. 22 ; Annal. Sultan., cap. 93 et 96.
  2. (*) Turco-Græc., pag. 194. Informat. di Paulo Giovio, pag. 75. Annal. Sultan., c. 99.
  1. Guillet, Histoire de Mahomet II, liv. II, pag. 11.
  2. C’est-à-dire, dans le sérail,
  3. Voyez l’article de César, tom. V, pag. 31, remarque (H), au premier alinéa.
  4. Maimbourg, Histoire du Schisme des Grecs, liv. II, pag. 291, édition de Hollande, il cite Ducas, cap. 33.