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MAHOMET II.

temps-là [* 1]. Il n’y a point de doute que c’était fait de l’Italie, si la souveraine providence n’eût arrêté le cours d’un mal si horrible par la mort de Mahomet [1]. » Je citerai bientôt [2] un passage de Platine, qui pourrait être joint aux précédens.

Voici un autre monument élevé par les chrétiens à la gloire de ce prince turc. Ils se réjouirent de sa mort avec des excès qui valent les plus beaux panégyriques de la Grèce. Laissons parler encore M. Guillet. Les nouvelles de la mort de Mahomet furent reçues dans la chrétienté avec des plus grands transports de joie qu’elle ait jamais fait éclater. Rhodes, où elles furent plus tôt annoncées qu’ailleurs, en fit des réjouissances solennelles. Mais elles n’égalèrent pas celles de Rome. Le pape Sixte fit ouvrir toutes les églises, et cesser le travail des artisans ; ordonna des fêtes qui durèrent trois jours, avec des prières publiques et des processions générales ; commanda que pendant ce temps-là toute l’artillerie du château de Saint-Ange fît des décharges continuelles : et ce qui est plus remarquable, fit cesser les apprêts du voyage d’Avignon, où il allait chercher un asile contre les armes ottomanes [3]. L’historien ayant senti que tant de démonstrations de joie peuvent faire tort au nom chrétien, parce qu’elles ne sont pas une marque de cette noble grandeur d’âme dont l’ancienne Rome s’est piquée, a éludé ou réfuté cette objection par une note pieuse. Il faut avouer, dit-il [4], que la religion chrétienne a bien mis de la différence entre les mœurs des anciens Romains et des modernes, et qu’elle l’y a mise avec une justice qu’on ne saurait trop respecter. Car l’ancienne Rome, prévenue de ses maximes orgueilleuses, et d’une politique où le faste avait plus de part que la générosité, ne se serait pas réjouie de la mort de ses ennemis, de peur d’être soupçonnée d’avoir honteusement appréhendé leur puissance. Ainsi César affecta de pleurer la mort de Pompée, et l’histoire païenne est remplie de traits d’une pareille ostentation. Mais dans le siécle de Mahomet la destruction des autels sacrés, et la profanation de nos plus saints mystères, demandait légitimement une joie éclatante pour le trépas de ce fameux sacrilége, comme une pieuse reconnaissance que Rome devait au ciel pour le bonheur de la chrétienté. J’ai déjà dit [5] que les chrétiens ont donné à ce terrible ennemi le surnom de Grand-Seigneur.

(D) Des écrivains distingués dans le christianisme... soutiennent que la prospérité est la marque de la bonne cause. ] J’ai déjà montré l’impertinence de ces écrivains, dans l’article de Mahomet, le faux prophète [6]. J’ai marqué qu’en matière de triomphes, l’étoile du mahométisme a prévalu sur l’étoile du christianisme, et que s’il fallait juger de la bonté de ces religions par la gloire des bons succès temporels, la mahométane passerait pour la meilleure. Les mahométans sont si certains de cela, qu’ils n’allèguent point de plus forte preuve de la justice de leur cause, que les prospérités éclatantes dont Dieu l’a favorisée. Voici ce qu’un moine, qui a demeuré long-temps en Turquie, nous apprend sur les motifs qui retiennent ces infidèles dans leur religion. Secundum motivum est victoria eorum continua contrà christianos : quod aliquos multùm movet. Undè victores se nominant, et gloriantur quasi victores totius mundi. Orant etiam pro victoribus specialiter in omnibus congregationibus suis, præsertim in continuis post comestionem gratiarum actionibus. Superbiunt insuper et christianos fœminas despiciendo nominant, et se viros eorum. Et ut ad hoc magis ac magis incitentur, antecessorum victorias describunt, decantant, laudant, ac præconizant [7]. Joignons un autre témoin à celui-là. « L’heureux succès des armes de ces infidèles est un autre argument dont ils se servent pour appuyer la vérité de leur re-

  1. (*) Sabellic. Ennead. 10, lib. 7.
  1. Guillet, Hist. de Mahomet II, liv. VII, pag. 374, 375, à l’ann. 1480.
  2. Dans la remarque (E).
  3. Gillet, Hist. de Mahomet II, liv. VII, pag. 384
  4. Là même.
  5. Dans la remarque (A).
  6. Remarque (P).
  7. Septem-Castrensis. de Moribus Turcarum, cap. XI, pag. 40, apud Hottinger, Hist. orient., pag. 338.