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LUCRÈCE.

fait Moréri ; 4o. encore moins fallait-il dire que Lucrèce témoigne lui-même qu’il était natif de Rome. Je n’ai trouvé dans Lucrèce qu’un passage sur quoi l’on se puisse fonder, pour dire qu’il se donne cette patrie ; mais ce passage n’est d’aucune force. Le voici,

Funde, petens placidam Romanis incluta pacem,
Nam neque nos agere hoc patriaî tempore iniquo
Possumus æquo animo[1] ..........


Cicéron, Tite-Live, Florus, Sénèque, n’eussent point parlé autrement, eux qui étaient nés hors de Rome. Tous les habitans d’un pays pourraient dire dans un temps de guerre civile, que leur patrie est affligée, encore que le lieu particulier de leur naissance fût exempt du malheur public. De plus savans hommes[2] que Moréri ont affirmé ce qu’il affirme : M. Morhof plus sage qu’eux, me dira-t-on, s’est servi de la particule peut-être ; mais il est sûr que son fortè se rapporte à un autre doute : nous le pouvons donc compter entre ceux qui disent positivement que Lucrèce vint au monde dans Rome même[3]. 5o. Il ne fallait pas affirmer que les parens de Lucrèce l’envoyèrent étudier à Athènes. Il y a, je l’avoue, beaucoup d’apparence à cela ; mais enfin, puisqu’on n’en a nulle preuve, il n’en fallait parler qu’en conjecturant, ou tout au plus il se fallait contenter de dire qu’on n’en doutait point. C’est ce qu’a fait Gifanius. Adolescentulus autem, dit-il, quin à parentibus, seu propinquis, consideratâ ejus ad bonas artes natâ penè divinâ indole, Athenas more patrio sit missus, Athenas non ita pridem à P. Sullâ crudeliter vastatas, non dubito ; postulat hoc Romanorum consuetudo, ac doctrinæ ratio[4]. 6o. Il n’est pas vrai que Velleius Paterculus et Cicéron aient dit que l’éloquence de Lucrèce le rendait le plus sublime des poëtes de son temps. Cicéron ne parle qu’une fois de lui, et l’on ne sait pas encore certainement si les louanges qu’il lui donne sont grandes ou médiocres ; car on est fort partagé sur la leçon de son passage[5] : les uns[6] y trouvent qu’il n’y avait pas beaucoup d’esprit dans le poëme de Lucrèce, mais que néanmoins il y avait beaucoup d’art, les autres[7] y trouvent que cet ouvrage brillait de grands traits d’esprit, et que néanmoins l’art y paraissait beaucoup. Se rangeant tant qu’on voudra à la leçon la plus favorable, on ne trouve point que Cicéron dise ce que Moréri lui attribue. Quant à Velleius Paterculus, il s’est contenté de mettre Lucrèce dans la liste des grands esprits, eminentium ingeniorum notare tempora[8] : il n’en a rien dit de particulier. 7o. Ce n’est pas une petite faute que de dire qu’une femme nommée Lucilia fit avaler à Lucrèce un philtre amoureux qui le fit tomber dans une étrange frénésie. C’est avoir omis une circonstance capitale, savoir qu’on dit que Lucilia était femme de Lucrèce[9]. 8o. Il n’est pas vrai que Cicéron dise que Lucrèce Ofella… était plus propre à faire des harangues qu’à prononcer des jugemens[10]. 9o. Cicéron, Velleius Paterculus, et César ne parlent point d’un autre qui était apparemment frère ou oncle du poëte. Il est bien vrai que celui dont Cicéron et César parlent, celui-là dans ses lettres à Atticus[11], celui-ci dans la guerre civile, est le même homme : mais celui dont Velleius Paterculus parle est différent de celui-là, et apparemment ne diffère point de celui qui haranguait mieux qu’il ne plaidait.

  1. Lucret., lib. I, vs. 41.
  2. Lambinus et Gifanius, in Vitâ Lucretii. Thomas Creech, præfat. Lucretii Onoxii editi 1695.
  3. Ecquos ergò in totâ hâc aureâ ætatis classe qui potissimum hæc censeri debebat urbanitas, Romanos habebimus præter duos fortè Lucretium et J. Cæsarem. Morhofius, de Patavinitate Livianâ, pag. 156.
  4. In Vitâ Lucretii.
  5. Lucretii poëmata, ut scribis, lita sunt multis luminibus ingenii, multæ tamen artis. Cicero, ad Quinctum fratrem, lib. II, epist. XI. Quelques-uns prétendent qu’il faut mettre non ita et non pas lita.
  6. Charles Étienne, Glandorp, Lloyd, Hofman, Baillet, Pope, Blount, etc.
  7. Tanaquillus Faber, le baron des Coutures, etc.
  8. Lib. II, cap. XXXVI.
  9. C’est à elle qu’on applique ces paralos : Livia virum suum occidit quem nimis oderat, Lucilia suum, quem nimis amaverat. Lloyd les attribue à Sénèque, mais elles n’en sont point.
  10. Voyez, dans ce volume, pag. 494, la fin de la remarque (A) de l’article Lucrèce, dame romaine.
  11. Epist. IV, lib. VIII.