providence de Dieu et son existence : car il est visible que la foi de l’existence, sans la foi de la providence, ne peut pas être un motif à la vertu, ou un frein contre le vice.
(L) Il a confirmé son style au langage commun, et aux sentimens… populaires. ] Je n’en donnerai que deux exemples. Il croyait que le ciel et la terre ne dureraient pas toujours ; et il annonce à celui à qui il a dédié son livre, que peut-être la destruction de ce monde arriverait de leur vivant : fasse la Fortune qui gouverne toutes choses, ajoute-t-il, que ce malheur soit détourné loin de nous !
Il est visible que le vœu, ou le souhait,
ou la prière, qu’il pousse ne
venait que de l’habitude qu’il avait
prise de parler comme les autres. Il
se trouvait tous les jours avec des
personnes dont le langage était parsemé
de parenthèses que l’on aurait
pu appeler dévotes, si elles n’eussent
été plutôt un effet de la coutume,
qu’un acte de réflexion. Sa femme,
sa servante, ses amis, tous les Romains
en général, étaient stylés à
mêler un vœu dans le récit de quelque
mauvais présage ou de quelque
triste accident. Deus avertat, Dieu
nous en garde, disaient-ils. Si un tel
malheur arrivait, quod abominor, ce
qu’à Dieu ne plaise. Les auteurs se servaient
aussi de ces façons de parler,
Dî, prohibete minas, Dî talem avertite casum[3].
Je ne doute pas que Lucrèce, accoutumé
dès l’enfance à ces formules du
discours, ne s’en servît dans ses entretiens
familiers, ou sans correctif,
ou en substituant le mot de Natura,
de Fortuna, à celui de Deus. C’est
ainsi que les protestans ont substitué
la parenthèse Dieu veuille avoir son
âme, à celle de que Dieu absolve. Les
catholiques romains se servent de
celle-ci quand ils font mention de
leurs parens décédés, mais comme
elle ne conviendrait pas à ceux qui
nient le purgatoire, les protestans ne
l’ont point admise, et se sont néanmoins
accommodés à la coutume par
une phrase située comme l’autre, et
tournée selon leurs maximes de religion.
Lucrèce se trouvant accoutumé,
et par ses lectures, et par ses conversations,
à l’usage de cette sorte de parenthèses,
inséra le vœu ou le souhait
que l’on a vu ci-dessus. Rien
n’était plus inutile que cela dans
l’hypothèse qu’il soutenait, et l’on
ne peut pas prétendre qu’il ignorât
l’incompatibilité d’un pareil vœu
avec la doctrine des atomes ; il savait
trop bien que la Nature ou la Fortune,
qui les poussait, n’était pas capable
de changer, ou de retarder leur
cours, ni d’entendre même les souhaits
des hommes. Si la fuite de leur
mouvement devait amener bientôt la
ruine du monde, cette ruine était
inévitable ; les prières les plus dévotes
du genre humain, les sacrifices et
les processions n’y pouvaient apporter
le moindre délai. D’où vient donc
que Lucrèce invoque en quelque façon
la Nature ou la Fortune, afin
qu’elle renvoie à un autre temps la
destruction de la terre ? C’est qu’il
parlait quelquefois selon le style courant.
Notons que le dogme de la fatalité
n’exclut pas tous les souhaits ;
car, sans s’écarter de ses principes,
Épicure aurait fort bien pu souhaiter
que la disposition des atomes fut favorable
à sa santé. Il n’aurait pas pu
demander qu’elle changeât, mais désirer
seulement que leur nature les
eût amenés à un tel, ou à un tel point.
Lucrèce va plus avant, comme il paraît
par ses expressions. Voilà le premier
exemple que je veux donner.
Le second n’est pas éloigné de celui-là, vu qu’immédiatement après les six vers que j’ai apportés, on trouve ceci :
Qua priùs aggrediar quàm de re fundere fata
Sanctiùs, et multò certâ ratione magis, quàm
Pythia, quæ tripode è Phœbi lauroque profatur ;
Multa ubi expediam doctis solatia dictis[4].
Il promet là des oracles beaucoup
plus certains que ceux de Delphes,
et il s’était servi ailleurs du même