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LUCRÈCE.

providence de Dieu et son existence : car il est visible que la foi de l’existence, sans la foi de la providence, ne peut pas être un motif à la vertu, ou un frein contre le vice.

(L) Il a confirmé son style au langage commun, et aux sentimens… populaires. ] Je n’en donnerai que deux exemples. Il croyait que le ciel et la terre ne dureraient pas toujours ; et il annonce à celui à qui il a dédié son livre, que peut-être la destruction de ce monde arriverait de leur vivant : fasse la Fortune qui gouverne toutes choses, ajoute-t-il, que ce malheur soit détourné loin de nous !

…… Dictis dabit ipsa fidem res
Forsitan, et graviter terrarum motibus orbis
Omnia conquassari in parvo tempore cernes :
Quod procul a nobis flectat fortuna [1] gubernans !
Et ratio potiùs, quàm res persuadent ipsa,
Succidere horrisono posse omnia victa fragore[2].


Il est visible que le vœu, ou le souhait, ou la prière, qu’il pousse ne venait que de l’habitude qu’il avait prise de parler comme les autres. Il se trouvait tous les jours avec des personnes dont le langage était parsemé de parenthèses que l’on aurait pu appeler dévotes, si elles n’eussent été plutôt un effet de la coutume, qu’un acte de réflexion. Sa femme, sa servante, ses amis, tous les Romains en général, étaient stylés à mêler un vœu dans le récit de quelque mauvais présage ou de quelque triste accident. Deus avertat, Dieu nous en garde, disaient-ils. Si un tel malheur arrivait, quod abominor, ce qu’à Dieu ne plaise. Les auteurs se servaient aussi de ces façons de parler,

Dî, prohibete minas, Dî talem avertite casum[3].


Je ne doute pas que Lucrèce, accoutumé dès l’enfance à ces formules du discours, ne s’en servît dans ses entretiens familiers, ou sans correctif, ou en substituant le mot de Natura, de Fortuna, à celui de Deus. C’est ainsi que les protestans ont substitué la parenthèse Dieu veuille avoir son âme, à celle de que Dieu absolve. Les catholiques romains se servent de celle-ci quand ils font mention de leurs parens décédés, mais comme elle ne conviendrait pas à ceux qui nient le purgatoire, les protestans ne l’ont point admise, et se sont néanmoins accommodés à la coutume par une phrase située comme l’autre, et tournée selon leurs maximes de religion. Lucrèce se trouvant accoutumé, et par ses lectures, et par ses conversations, à l’usage de cette sorte de parenthèses, inséra le vœu ou le souhait que l’on a vu ci-dessus. Rien n’était plus inutile que cela dans l’hypothèse qu’il soutenait, et l’on ne peut pas prétendre qu’il ignorât l’incompatibilité d’un pareil vœu avec la doctrine des atomes ; il savait trop bien que la Nature ou la Fortune, qui les poussait, n’était pas capable de changer, ou de retarder leur cours, ni d’entendre même les souhaits des hommes. Si la fuite de leur mouvement devait amener bientôt la ruine du monde, cette ruine était inévitable ; les prières les plus dévotes du genre humain, les sacrifices et les processions n’y pouvaient apporter le moindre délai. D’où vient donc que Lucrèce invoque en quelque façon la Nature ou la Fortune, afin qu’elle renvoie à un autre temps la destruction de la terre ? C’est qu’il parlait quelquefois selon le style courant. Notons que le dogme de la fatalité n’exclut pas tous les souhaits ; car, sans s’écarter de ses principes, Épicure aurait fort bien pu souhaiter que la disposition des atomes fut favorable à sa santé. Il n’aurait pas pu demander qu’elle changeât, mais désirer seulement que leur nature les eût amenés à un tel, ou à un tel point. Lucrèce va plus avant, comme il paraît par ses expressions. Voilà le premier exemple que je veux donner.

Le second n’est pas éloigné de celui-là, vu qu’immédiatement après les six vers que j’ai apportés, on trouve ceci :

Qua priùs aggrediar quàm de re fundere fata
Sanctiùs, et multò certâ ratione magis, quàm
Pythia, quæ tripode è Phœbi lauroque profatur ;
Multa ubi expediam doctis solatia dictis[4].


Il promet là des oracles beaucoup plus certains que ceux de Delphes, et il s’était servi ailleurs du même

  1. Quelques manuscrits ont Natura. C’est la même chose quant au sens. Voyez le Commentaire de Lambin, in hunc locum, pag. m. 593.
  2. Lucret., lib. V, vs. 105, pag. m. 255.
  3. Virgil., Æn., lib. III, vs. 265.
  4. Lucret., lib. V, vs. 111.