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LUCRÈCE.

comme il est très-certain que nous admirons avec beaucoup de vénération le mérite de quelques grands hommes, sans avoir jamais reçu d’eux aucun bienfait, ni sans en attendre aucune faveur, ou en craindre nul mauvais office, rien n’empêche que les sectateurs d’Épicure n’aient effectivement vénéré les dieux. Mais on peut très-bien inférer du système de Lucrèce, que cet homme n’a point dû les invoquer, et qu’il a dû regarder comme une chose très-inutile tout le culte de religion qui se pratiquait dans Rome, les vœux, les sacrifices, les fêtes, etc. Il se présente ici une réflexion à faire sur la conduite des prêtres athéniens par rapport à Épicure. Ils ont fait punir en divers temps les philosophes qu’ils accusaient d’athéisme, et ils firent un grand procès a Anaxagoras pour un simple acte de profanation[1]. D’où vient donc qu’ils ne harcelèrent point Épicure ? Fut-ce à cause qu’il ne se brouilla jamais avec eux par quelque intérêt personnel, par quelque offense personnelle, comme avaient fait peut-être ceux qu’ils poursuivirent, et que peut-être ils n’accusèrent d’irréligion que pour contenter leurs passions particulières sous le manteau de la piété ? Fut-ce à cause qu’Épicure eut la politique de se conformer au culte public, et de l’approuver hautement ? Je crois bien qu’ils étaient capables de se contenter de l’extérieur, comme l’on fait aujourd’hui, sans vouloir fouiller dans les pensées ; mais ne fallait-il pas comme aujourd’hui que cet extérieur fût conservé jusque dans les livres et dans les leçons ? Souffraient-ils qu’on dogmatisât dans son école le contraire de ce qu’on disait dans les rues et dans les temples ? Il est difficile de s’imaginer cela. Cependant le système d’Épicure combattait formellement et clairement le culte des dieux, tel que les Athéniens le pratiquaient : il ne pouvait compatir qu’avec l’estime, le respect, les louanges des dieux ; et nullement avec les prières, les sacrifices et les actes de pénitence. Ainsi tous les inconvéniens que l’on pouvait craindre de l’athéisme, l’anéantissement de la confiance en la protection du ciel, la destruction de l’espérance d’être heureux en bien vivant, et de la peur d’être malheureux en vivant mal ; tous ces inconvéniens, dis-je, sans en excepter un seul, coulaient aussi naturellement et aussi nécessairement de la doctrine d’Épicure que de la doctrine des athées. Les esprits le moins pénétrans comprennent très-bien, que tous les usages de la religion sont fondés, non pas sur le dogme de l’existence de Dieu, mais sur le dogme de sa providence : puis donc qu’Épicure a été souffert dans une ville où l’on punissait les athées, il s’en suit que l’acception de personnes y avait lieu, et qu’on y avait double poids et double mesure ; ou que les Athéniens, si fins et si défiés dans le reste, étaient fort stupides sur le chapitre de la religion. Ils se laissaient jouer comme des enfans : ils ne s’apercevaient pas qu’en dogmatisant comme Épicure, on se moquait d’eux si l’on protestait que l’on approuvait l’usage des sacrifices et des prières, et toutes les autres parties du culte public. Cette raison-là me paraîtrait forte pour prouver que ce philosophe a dogmatisé la providence de Dieu, comme le prétend M. du Rondel ; elle me paraîtrait, dis-je, bien forte, si je ne voyais que Lucrèce, combattant manifestement la providence, sans détour ni équivoque, et sans qu’on puisse former pour lui les apologies que l’on forme pour Épicure, a vécu dans une entière tranquillité à Rome, ville qui n’était pas moins jalouse de la religion, ni moins sévère contre les impies, que le peuple athénien. Notez en passant que les bonnes mœurs de tout homme qui reconnaît comme Lucrèce l’existence, la sainteté, le bonheur, l’immortalité de Dieu, sans reconnaître sa providence, sont une aussi bonne preuve de cette thèse, l’athéisme n’est pas nécessairement conjoint avec les mauvaises mœurs, que la preuve que l’on tirerait de la bonne vie de ceux qui nieraient tout à la fois la

  1. Miror cur Anaxagoras reus factus sit, quia solem esse dixit lapidem ardentem, negans utique Deum, cùm in eâdem civitate gloriâ floruerit Epicurus, vixeritque securus, non solum solem vel ullum syderum Deum esse non credens, sed nec Jovem nec ullum Deorum omninò in mundo habitare contendens, ad quem preces hominum supplicationesque perveniant. August., de Civit. Dei, lib. XVIII, cap. XLI.