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LUCRÈCE.

(I) L’invocation qui se trouve à la tête de son poëme. ] M. le baron des Coutures observe[1] que cette invocation surpris beaucoup de savans, connue contraire à la doctrine d’Épicure. Lambin, ajoute-t-il, cite un Florentin qui prétend en avoir trouvé la raison, parce que ce philosophe ayant soutenu que nos crimes n’attiraient point la colère des dieux, non plus que nos bonnes actions leurs bienfaits, il admettait néanmoins les prières, et voulait qu’ils écoutassent celles des hommes. Je n’examine point si sous prétexte qu’Épicure a fait profession d’honorer les dieux, il est permis de conclure qu’il a fait aussi profession de les invoquer, et d’attendre qu’ils exauceraient ses prières. Il n’y a nulle conséquence de l’une de ces deux choses à l’autre. On peut estimer, respecter, vénérer un être, à cause des perfections de sa nature, sans pourtant lui adresser des prières, car on pourrait être persuadé qu’il ne se mêle de rien, et qu’il ne dispense ni les biens ni les maux. Je n’examine point non plus si Épicure n’a fait semblant d’honorer la divinité, que pour s’exempter des peines établies contre l’athéisme. Je renvoie mon lecteur au traité du savant M. du Rondel[2]. Mais j’ose bien assurer que Lucrèce n’a point invoqué la déesse Vénus, pour se conformer aux principes que ce Florentin attribue à Épicure, que les dieux sont dignes de nos prières encore qu’ils ne gouvernent pas le monde. Je ne suis pas du sentiment de Lambin, (c’est M. le baron des Coutures qui parle[3]) qui applaudit à ce Florentin : lui-même n’explique pas mieux la chose, en ajoutant que Lucrèce ne s’est peut-être adressé à Vénus, que suivant la coutume des poëtes, et que ce n’est point en qualité de philosophe qu’il prétendait que ses charmes obtiendraient de Mars la paix que les Romains souhaitaient ; ou peut-être qu’Épicure, mettant le souverain bien dans la fuite de la douleur, s’était adressé à la maîtresse des plaisirs, ou parce qu’enfin elle était mère d’Énée, d’où sortait le fondateur de Rome. Pour moi je soutiens que Lucrèce ne s’est point éloigné du sentiment d’Épicure, en invoquant Vénus : ce n’est point une saillie de poëte, ni une reconnaissance romaine ; c’est une réflexion de philosophe. Il n’a point regardé la maîtresse de Mars comme une déesse, puisque lui-même dans son second livre dit que Bacchus et le vin, Cérès et le blé sont les mêmes choses : il ne s’est pas non plus imaginé que Mars fût un dieu ; mais comme il écrivait un poëme de la nature des choses, pouvait-il mieux s’adresser qu’à la génération qu’il entend par la mère des amours, et que tous les naturalistes ont connu pour cet appétit secret qui a été donné à chaque espèce pour sa propagation ? Cela n’ôte point la difficulté, car il est sûr que Lucrèce considère Vénus selon les idées de ceux qui la prenaient pour une déesse. Il ne la regarde point comme la passion naturelle qui porte les sexes à s’unir : car selon cette notion Vénus n’est pas plus la mère d’Énée, que la mère d’Épicure ; et néanmoins il la désigne d’abord par l’épithète d’Æneadum genitrix. Ce qu’il y a de plus raisonnable, ce me semble, est de dire que tout ceci n’est qu’un jeu d’esprit. Lucrèce, voyant que tous les poëtes invoquaient les muses au commencement d’un grand ouvrage, ne voulut pas que son poëme fut privé d’un ornement de cette espèce : il débuta donc par invoquer Vénus, comme la divinité la plus convenable à un physicien. Mais il ne prétendit nullement que ce fût un acte de religion, ni que la Vénus qu’il comblait de tant d’éloges fût un être qui entendît rien. C’est ainsi qu’il a invoqué dans un autre endroit, la muse Calliope[4], sans prétendre s’adresser à aucun être intelligent. Il n’a donc rien fait contre ses principes. J’aimerais autant accuser Lipse d’avoir fait un acte d’idolâtrie païenne, par les vers qu’il adresse à la planète de Vénus, en faveur de

  1. Remarques sur le 1er. livre de Lucrèce, au commencement, pag. 340.
  2. Jacob. Rondellus, de Vitâ et Moribus Epicuri, Amstelod., 1693, in-12. Voyez l’article Épicure, tom. VI, pag. 184, remarque (L).
  3. Remarques sur le 1er. livre de Lucrèce, pag. 343.
  4. Tu mihi supremæ præscripta ad candida calcis
    Currenti spatium præmonstra callida musa,
    Calliope, requies hominum, divûmque voluptas ;
    Te duce, ut insigni capiam cum laude coronam,
    Lucret, lib. VI, vs. 91.