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LUCRÈCE.

gile avait en vue la jalousie qu’on attribuait aux dieux. Mais nos théologiens raisonnent d’une manière infiniment plus solide. Ils ne nient point généralement parlant les distinctions qu’un païen profane et impie aurait nommées affectation de chagriner, ou acception de personnes, ou même pure malignité et envie du destin. Ils trouvent dans ces distinctions une providence pleine de honte, de sagesse, et de justice. Dieu nous sépare des personnes que nous aimions le plus tendrement : il le fait afin de nous détacher de la terre, et de nous apprendre que le vrai bien doit être cherché au ciel. Il nous laisse exposés long-temps à des malheurs domestiques, afin d’éprouver notre patience, et de nous purifier dans ce creuset. Il se sert de la longue vie des méchans, afin de punir les péchés des hommes. C’est un fléau de sa justice. Il ne fait souffrir que ce qu’on a mérité. Ainsi la bonne théologie ne trouve rien là qui l’embarrasse ; mais Lucrèce ni Épicure ne s’en seraient pas tirés trop facilement. Ils eussent peut-être nié le fait, et soutenu que ceux qui débitent les murmures, les plaintes, les observations qu’on a vues ci-dessus, calculent mal. Il est ordinaire à l’homme de ne compter pas assez d’un côté, et de compter trop de l’autre. Qu’on méchant homme, qu’un méchant mari, meure bientôt ; on y prend garde sur-le-champ, et l’on oublie sa réflexion peu après. Qu’un très-honnête homme, qu’un bon mari, soit fauché en herbe, on considère cela attentivement, et on ne l’oublie pas, la mémoire est alors un bon registre. Il meurt peut-être autant d’enfans selon les désirs de leurs pères et de leurs mères, que de fils uniques idolâtrés. La mort de ceux-là ne fait point de bruit, on n’y songe que légèrement ; mais la mort des autres excite mille clameurs, mille réflexions. Outre cela, il faut savoir que les hommes sont plus enclins à se plaindre qu’à se louer de leur destinée, et qu’ils s’imaginent faussement en mille rencontres que la prospérité de leur prochain surpasse la leur[1]. Il y en a d’assez ingrats et d’assez impertinens pour dire, Mon fils est mort de ses blessures ; si ç’avait été le fils d’un autre, il en serait réchappé. Ajoutons que Lucrèce aurait recouru à sa physique. Ne vous étonnez pas, eût-il dit, qu’un fils que l’on aime tendrement meurt plutôt qu’un fils dont on n’a nul soin. Celui-ci devient robuste, il s’endurcit au froid et au chaud : l’autre s’effémine par la mollesse de l’éducation, la moindre incommodité l’emporte. Un jeune homme d’un esprit extraordinaire est maladif, et meurt avant l’âge de trente ans : un sot, un lourdaud, n’est jamais malade, ou bien il guérit des plus fortes maladies, et devient fort vieux. Avez-vous tenu registre, répondrait Lucrèce, de tous les savans du premier ordre qui ont vécu quatre-vingts ans, et de tous les sots qui n’ont pas atteint l’âge viril ? Reprenez vos jetons, et calculez bien, vous trouverez que vos comptes n’étaient pas justes. Mais après tout, pourquoi s’étonner qu’un grand esprit ne soit pas d’une forte complexion ? Il est composé d’un tissu d’atomes fin et délié : sa résistance aux autres corps doit donc être plus petite. Un gros paysan est pétri de molécules plus massives, plus entrelacées ; elles doivent donc durer davantage. Si les atomes de l’imagination se meuvent avec une rapidité extraordinaire, ils dérangent et ils ébranlent les parties du cerveau, ils y font des ouvertures par où s’exhalent et s’évaporent une infinité d’atomes nécessaires à l’entretien des organes. Il faut donc que la machine s’exténue, et que les principes de la vie se gâtent bientôt. Et voilà l’explication de l’axiome.

Immodicis brevis est ætas, et rara senectus[2].
Telle est la loi du ciel, nul excès n’est durable :
S’il passe le commun, il passe promptement[3].

Il s’en faut bien que ces réponses, que je suppose que Lucrèce aurait pu donner, satisfassent à tout ce qui est contenu au commencement de cette remarque.

  1. Fertilior seges est alienis semper in agris,
    Vicinumque pecus grandius uber habet.
    Ovid., de Arte amandi, lib. I, vs. 349.

  2. Martial., lib. VI, epigr. XXIX.
  3. Voyez les Lettres de Bussi Rabutin, IVe. part., lettre CCCLXIX, pag. 479, édit. de Hollande.