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LUCRÈCE.

haïes. Voyez un tel, vous dit-on, il aimait sa femme, et il avait raison de l’aimer : il l’a perdue dès la seconde année, il en est inconsolable ; et pendant qu’il pleure cette triste séparation, beaucoup de maris soupirent depuis vingt ans après l’état de viduité, et se croient menacés de la longue vie de leurs femmes. Voyez cette veuve, elle pleure nuit et jour un bon mari que la mort lui a enlevé dans la fleur de sa jeunesse. Cent autres maris se portent bien depuis longtems, et vivront encore plusieurs années, et continueront à maltraiter leurs épouses sans sujet et sans raison. S’ils mouraient, la patience ne serait plus nécessaire dans leur logis. La consolation, le repos, l’épargne y régneraient agréablement, et c’est pour cela que l’on doit croire qu’ils vivront beaucoup. On vient d’enterrer un enfant, un fils unique, les délices de son père et de sa mère. Il promettait beaucoup, il était bien digne de recueillir la succession opulente qui l’attendait ; la mort l’a choisi entre cent autres qu’elle a épargnés, et qui sont à charge à la famille. Cet honnête homme qui faisait un si bon usage de son esprit et de ses richesses, est mort depuis peu. Sa vie a été bien courte : il n’avait jamais joui d’une parfaite santé, et s’il eût été vigoureux, il eût rendu encore plus de services à son prochain qu’il n’a pu faire. Il est mort, et vingt autres dans le voisinage se portent bien, et ne sont jamais malades, eux qui ne cherchent qu’à inquiéter le tiers et le quart, et qui abusent de leur santé, et de leur esprit, et de leurs richesses, pour opprimer l’innocence, et pour scandaliser le public par une mauvaise vie. Voyez ce coquin, vagabond et sans aveu, il est tombé d’un troisième étage, et ne s’est fait aucun mal. Un fils de famille, un fils unique, un honnête homme, se seraient brisé tous les os à beaucoup moins. Tous mes lecteurs conviendront qu’on entend partout de semblables plaintes, et il est même vrai qu’on dit assez ordinairement que les souhaits du public pour la mort d’un méchant homme ont une vertu particulière de lui allonger la vie. Il serait aisé d’expliquer cela par l’hypothèse de ces divinités jalouses, envieuses et malignes que les païens admettaient. La bonne théologie peut raisonner là-dessus solidement ; mais Lucrèce, qu’aurait-il pu dire ?

S’il y avait des divinités qui se chagrinassent du bonheur des hommes, et qui aimassent à les mortifier, elles affecteraient sans doute de faire périr à la fleur de l’âge un fils unique, ou un mari tendrement aimé, une épouse qui fait le bonheur de son époux ; et de conserver la vie à un fripon qui fait enrager son père et sa mère, et à un mari, et à une femme, qui sont la croix l’un de l’autre. Si elles voulaient mettre en deuil une famille, elles choisiraient l’enfant qui promet le plus, et qui est le plus chéri ; et si elles voulaient persécuter une paroisse, elles y affligeraient ceux qui en sont le soutien par leurs charités et par leur sagesse. Elles les mettraient dans le lit d’infirmité, et puis au sépulcre, et protégeraient la vie des malhonnêtes gens. Elles se plairaient à mortifier le public en conservant les objets des imprécations, et en détruisant bientôt les objets de l’espérance, et les délices du peuple, les Marcellus, les Germanicus. Considérez ce que dit Tacite en décrivant le triomphe de Germanicus, et l’inquiétude que l’éclat de ce grand jour fit naître dans l’esprit de ceux qui se souvinrent que l’amitié du peuple romain portait malheur : Augebat intuentium visus, eximia ipsius (Germanici) species, currusque quinque liberis onustus : sed suberat occulta formido reputantibus, haud prosperum in Druso patre ejus favorem vulgi, avunculum ejusdem Marcellum flagrantibus plebis studiis intrà juventam ereptum, breves et in faustos populi Romani amores[1]. Chacun sait la réflexion de Virgile, que Marcellus mourrait jeune, que les destins se contenteraient de le montrer, parce que les dieux jugeraient que Rome serait trop puissante si elle le possédait long-temps. Il y a beaucoup d’apparence que Vir-

Ostendent terris hunc tantùm fata : neque ultrà
Esse sinent : nimiùm vobis Romana propago
Visa potens, superi, propria hæc si dona fuissent[2].


  1. Tacitus, Annal. lib. II, cap. XLI.
  2. Virgil. Æneid. lib. VI, vs. 870.