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LUCRÈCE.

Jérôme : il a cru que l’année de la mort y avait été marquée, et non pas celle de la naissance ; ce qui lui a fait conclure que Lucrèce était plus âgé que ce Zénon l’épicurien, dont Cicéron et Atticus avaient été auditeurs[1]. M. Creech a mis la naissance de Lucrèce à l’an 659, et la mort à l’an 702, et il prétend que Virgile vint au monde le jour que mourut Lucrèce ; ce qui pourrait faire croire à un sectateur de Pythagore, que l’âme de Lucrèce passa dans le corps de Virgile. Vix absoluto opere moritur, eo ipso die quo natus est Virgilius, et aliquis Pythagoreus credat Lucretii animam, in Maronis corpus transiisse, ibique longo usu et multo studio exercitatam poëtam evasisse[2]. Cette faute est considérable ; car il en faudrait conclure que Virgile fit ses églogues à l’âge de huit ou neuf ans. Voilà comment les plus doctes brouillent leurs idées. Ils convertissent le jour que Virgile prit la robe virile en celui de sa naissance. Lambin avait fait le même faux pas[3].

Si l’on en jugeait par le style, ou s’imaginerait aisément que Lucrèce a été plus vieux que Cicéron ; mais cette règle serait trompeuse. Combien avons-nous d’auteurs plus jeunes que Balzac, qui écrivaient en vieux gaulois pendant que Balzac écrivait éloquemment et poliment ? Quoi qu’il en soit, j’ai lu dans quelques modernes que Lucrèce a précédé Cicéron. Paulò antiquior fuit Terentio Varrone, et M. Tullio, ut quidam scripserunt. C’est Crinitus qui dit cela[4]. Charles Étienne, Lloyd et Hofman l’ont bien copié ; mais Décimator, le copiant sans bien poser les virgules, a débité un gros mensonge. Lucretius, dit-il[5], poëta latinus paulà antiquior Terentio, Varrone et M. Tullio. Dans un autre livre[6] il avait dit tout simplement que Lucrèce est plus ancien que Térence et que Cicéron. Un illustre Anglais[7] que je cite assez souvent, veut que Lucrèce ait été contemporain de Cicéron et de Varron, mais un peu plus âgé qu’eux. Il met en marge que Lucrèce florissait 105 ans avant Jésus-Christ. Or selon lui la naissance de Jésus-Christ tombe sur l’an de Rome 751[8] : il croit donc que notre Lucrèce florissait l’an de Rome 646. Il faut donc qu’il le fasse naître environ l’an 620. C’est bien s’écarter de l’opinion ordinaire, et de l’opinion de saint Jérôme. La Vie de Lucrèce, par Lambin, dans l’édition dont je me sers[9], porte qu’il mourut à l’âge de quarante-trois ans, sous le troisième consulat de Pompée, l’an de Rome 751, le jour que Virgile naquit. Des deux fautes qu’il y a là, l’une est sans doute une faute d‘impression[10] ; l’autre est une faute d’auteur. Lambin, au lieu de mettre le jour que Virgile prit la robe virile, a mis le jour de la naissance : et quand on le rectifierait ainsi, on ne l’exempterait point d’erreur ; car ce fut sous le deuxième consulat de Pompée que Virgile prit la robe virile, l’an 698[11].

(C) Cette manie lui laissait des intervalles lucides, pendant lesquels il composa les six livres de Rerum Naturâ. ] Ceux qui liront dans M. de Thou[12], que le Tasse était sujet à de grands accès de folie, qui ne l’empêchèrent pas de faire d’excellens vers, ne trouveront pas incroyable ce qu’on nous dit ici de Lucrèce : Amatorio poculo in furorem versus, quùm aliquot libros per intervalla insaniæ conscripsisset[13]. Quelques-uns croient que Stace a voulu parler de cette fureur, quand il a dit :

Et docti furor arduus Lucretî[14] ;


mais d’autres estiment qu’il n’a voulu désigner que l’enthousiasme poétique, et qu’il a fait allusion à ces termes du 1er. livre de Lucrèce :

………… Sed acri
Percussit thyrso laudis spes magna meum cor.


  1. Aliquantò vetustior, sed Romæ, fuit T. Lucretius Carus ; obiit enim juxtà Eusebium olympiade 171. cùm ageret annum ætatis quadragesimum tertium. Gassend. de Vitâ Epicuri, lib. II, cap. VI.
  2. Thom. Creech, in Præfat. Lucretii.
  3. Voyez la fin de cette remarque.
  4. De Poëtis latinis, lib. II, pag. m. 657.
  5. In Thesauro Linguarum, voce Lucretius.
  6. In IIa. part. Sylvæ Vocabulorum, imprimée à Francfort, in-8o., l’an 1591.
  7. Pope Blount, Censura Authorum, p. 39.
  8. Voyez ce qu’il dit de la mort de Cicéron, pag. 40.
  9. C’est celle du Scoliaste Dauphin de Lucrèce.
  10. 751 au lieu de 701. Il y a 651 dans l’édit. de Francfort, 1583.
  11. Donatus, in. Vitâ Virgilii.
  12. Thuan. Hist., lib. CXIII, pag. 686, ad ann. 1595.
  13. Chron. Eusebii.
  14. Stat., silv. VII, lib. II, vs. 76.