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LABÉRIUS.

maison seigneurs, gentilshommes, et autres personnes de merite avec entretien de devis et discours, musique que tant à la voix qu’aux instrumens où elle estoit fort duicte, lecture de bons livres latins, et vulgaires italiens et espaignols dont son cabinet estoit copieusement garni, collation d’exquises confitures, en fin leur communiquoit privement les pieces plus secretes qu’elle eust, et pour dire en un mot faisoit part de son corps à ceux qui fonçoyent : non toutes fois à tous, et nullement à gens mechaniques et de vile condition, quelque argent que ceux là luy eussent voulu donner. Elle aima les sçavans hommes sur tous, les favorisant de telle sorte que ceux de sa cognoissance avoient la meilleure part en sa bonne grâce, et les eust preferés à quelconque grand seigneur, et fait courtoisie à l’un plustost gratis, qu’à l’autre pour grand nombre d’escus, qui est contre la coustume de celles de son mestier et qualité. Ce passage a été cité dans la suite de la Critique Générale du Calvinisme de Maimbourg [1], et l’on y a joint cette remarque [2] : « Démosthène eût été bien aise que la courtisane Laïs eût ressemblé à cette autre ; il n’aurait pas fait le voyage de Corinthe inutilement, ni éprouvé

Qu’à tels festins un auteur comme un sot
À prix d’argent doit payer son écot. »


Cette femme faisait en même temps déshonneur aux lettres et honneur : elle les déshonorait, puisqu’étant auteur elle menait une vie de courtisane : et elle les honorait, puisque les savans étaient mieux reçus chez elle sans rien payer, que les ignorans prêts à lui compter une bonne somme.

  1. Lettre XVIII, pag. 595.
  2. Là même, pag. 596.

LABÉRIUS (Décimus), chevalier romain, et poëte, réussit admirablement à faire des Mimes. Il n’osa refuser à Jules César de monter sur le théâtre pour jouer une de ces pièces, quoique cela fût fort messéant à sa condition et à son âge. Il s’en excusa le mieux qu’il put dans le prologue (A) ; et malignement il fit couler quelques traits contre César (B), qui déterminèrent ce prince à le mortifier un peu, en donnant la préférence sur lui à un autre poëte (C). Labérius fut raillé par Cicéron ce jour-là [a], et lui rendit bien le change (D). Il mourut dix mois après Jules César [b]. Ses vers n’ont pas été méprisés par Horace autant que l’on s’imagine (E). M. Moréri a fait quelques fautes (F).

  1. C’est-à-dire, le jour qu’il joua pour complaire à Jules César.
  2. Eusebius, in Chronico.

(A) Il s’en excusa le mieux qu’il put dans le prologue. ] Macrobe nous l’a conservé, et a dit fort sensément qu’un maître, lors même qu’il supplie, use d’une espèce d’autorité à laquelle on ne saurait résister [1]. Laberium asperæ libertatis equitem romanum Cæsar quingentis millibus invitavit, ut prodiret in scenam, et ipse ageret mimos quos scriptitabat. Sed potestas non solum si invitet, sed etsi supplicet, cogit. Undè se Laberius à Cæsare coactum in prologo testatur his versibus :

Necessitas, cujus cursus transversi impetum
Voluerunt multi effugere, pauci potuerunt,
Quo me detrusit pænè extremis sensibus ?
Quem nulla ambitio, nulla unquàm largitio,
Nullus timor, vis nulla, nulla auctoritas
Movere potuit in juventâ de statu :
Ecce in senectà ut facile labefecit loco
Viri excellentis mente clemente edita
Submissa placidè blandiloquens oratio ?
Etenim ipsi Dî negare cui nihil potuerunt,
Hominem me denegare quis posset pati ? etc. [2].

(B) Il fit couler quelques traits contre César. ] C’est Macrobe qui nous l’apprend [3]. In ipsâ quoque actione subindè se quà poterat ulciscebatur inducto habitu Syri, qui velut flagris cæsus præripientique se similis exclamabat :

  1. Ausone dit plus : Quod est potentissimum imperandi genus, rogabat qui jubere poterat. Præfat. Centon. Nupt.
  2. Macrobius, Saturnal., lib. II, cap. VII, pag. m. 342.
  3. Macrob., ibidem, pag. 344.