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HÉRACLÉOTES.

Ille voluptati se tradit jam moriturus.
Tempus amandi, tempus habendæ conjugis, est quod
Rebus ab his tandem moneat desistere tempus.

J’ajoute que Lucien observe que Denys était fort sage lorsqu’il quitta les stoïques [1]. Je n’oserais assurer, comme fait M. Ménage [2], qu’il ait été dans l’Asie à la suite d’Alexandre, et qu’il ait dansé au son des flûtes aux noces de ce conquérant. Athénée, à la vérité, dit cela d’un Denys Héracléotes ; mais combien de gens de même nom allègue-t-il sans les distinguer par aucune marque ?

(C) On lui fit une objection embarrassante. ] Celui qui lui faisait cette objection s’appelait Antiochus : il avait embrassé la secte de ceux qui n’admettaient aucune science, c’est-à-dire aucune proposition certainement vraie : et puis il avait abandonné ce parti-là, après avoir soutenu long-temps l’incompréhensibilité, et avoir écrit subtilement pour cette cause. Scripsit de his rebus acutissimè, et idem hoc acriùs accusavit in senectute quàm anteà defensitaverat. Quamvis igitur fuerit acutus, ut fuit, tamen inconstantiâ elevatur autoritas. Quis, inquam, etiam iste dies illuxerit, quæro, qui illi ostenderit eam quam multos annos esse negavisset veri et falsi notam [3] ? Or, pendant qu’il combattait la science, il harcelait furieusement notre Denys : Vous avez cru fort long-temps, lui disait-il, qu’il n’y avait point d’autre bien que l’honnêteté ; ensuite vous avez soutenu que l’honnêteté n’est qu’un vain nom, et que le souverain bien consiste dans la volupté. Vous devez donc croire que le mensonge se présente à notre esprit, et qu’il s’y imprime sous le même caractère sous lequel la vérité y prend place, et par conséquent que cette marque caractéristique du vrai et du faux, sur laquelle vous vous fondez pour affirmer ou pour nier, est trompeuse et illusoire. Toute la force de cette objection consistait en ce que Denys avait soutenu successivement deux propositions contradictoires. Antiochus éprouva la force de son objection, lorsqu’il eut changé de sentiment ; car on le battait des mêmes armes qu’il avait employées contre Denys. Voici le latin de Cicéron [4] : Quoque solebat uti argumento tum, cùm ei placebat, nihil posse percipi, cùm quæreret, Dionysius ille Heracleotes, utrùm comprehendisset certâ illâ notâ quâ assentiri dicitis oportere, illudne, quod multos annos tenuisset, Zenonique magistro credidisset, honestum quo esset, id bonum solum esse : an quòd posteà defensitavisset, honesti inane nomen esse, voluptatem esse summum bonum : qui ex illius commutatâ sententiâ docere vellet, nihil ita signari in animis nostris à vero posse, quod non eodem modo possit à falso, is curavit, quod argumentum ex Dionysio ipse sumpsisset, ex eo cæteri sumerent. Cette objection peut embarrasser ceux des protestans modernes qui, soutiennent que les vérités de l’Évangile n’entrent point dans notre esprit par la voie de l’évidence, mais par celle de sentiment ; car que diront-ils si on leur montre des chrétiens qui changent de religion, et qui, à l’exemple de notre Denys d’Héraclée, embrassent pendant long-temps avec une ardeur incroyable les mêmes dogmes qu’ils rejettent dans la suite avec une ardeur pareille ? Le sentiment de la fausseté, demandera-t-on, ne s’imprime-t-il point dans l’âme avec tous les mêmes caractères que le sentiment de la vérité ?

(D) Il fit donner dans le panneau Héraclide par l’un de ses poëmes. ] Ayant composé un poëme intitulé Παρθενοπαῖον, Parthenopæum, il l’attribua à Sophocle en le publiant. Héraclide prit bonnement cet ouvrage pour une production de Sophocle, et le cita comme tel dans l’un de ses livres. Alors Denys lui découvrit la supercherie, et Héraclide n’en voulut rien croire : il soutint que l’ouvrage était de Sophocle ; et lors même que Denys lui eut envoyé son manuscrit, il persista dans son opinion, et prétendit que le hasard avait pu faire que deux poëtes se rencontrassent [5]. Tant il est

  1. Ἄνδρα τότε σώϕρονα. Virum tunc modestum. Lucian., in Bis accusato, pag. 325, tom. II.
  2. In Laërt., lib. VII, pag. 334.
  3. Cicero, Academic, Quæst., lib. II, cap. XXII.
  4. Idem, ibidem.
  5. Diog. Laertius, lib. V, num 92, 93.