Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T07.djvu/576

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
566
HÉLOÏSE.

se voit jamais que dans des cas où l’amour a peu de part, et où l’on ne cherche qu’à attraper un grand parti, que l’on désespérerait d’avoir si le fracas d’une grossesse ne s’en mêlait. Combien y a-t-il de filles qui aiment mieux se faire donner un mari contre son gré par arrêt du parlement, que de demeurer flétries ? Elles sont très-persuadées qu’il se vengera avec usure, et que l’arrêt leur coûtera bon ; mais n’importe, pourvu que le titre d’épouse répare la brèche faite à l’honneur. Notre Héloïse n’avait pas de cette sorte de délicatesse. Voyez la remarque suivante et surtout la remarque (U).

(K) .….. Elle n’en guérit jamais. ] Est-ce être guérie, que de dire plusieurs années après qu’on a renoncé au monde par la profession de la vie monastique, qu’on aimerait mieux être la putain de Pierre Abélard, que la femme légitime de l’empereur de toute la terre ? Or c’est ce qu’a dit notre Héloïse étant abbesse du Paraclet : c’est de quoi elle a bien voulu prendre Dieu à témoin. Deum testem invoco, si me Augustus universo præsidens mundo matrimonii honore dignaretur, totumque mihi orbem confirmaret in perpetuo præsidendum, carius mihi et dignius mihi videretur tua dici meretrix, quàm illius imperatrix[1]. Comment pourrait-on dire que sa passion l’avait quittée dans l’abbaye du Paraclet, puisqu’elle y écrit une confession ingénue du mauvais état de son âme, qui fait voir que le feu d’amour la rongeait jusques aux os ? Je n’oserais dire en français tout ce de quoi elle s’accuse. Elle confesse que les plaisirs qu’elle avait goûtés entre les bras d’Abélard lui avaient paru si doux qu’elle y songeait nuit et jour, éveillée et endormie, et durant même la célébration de la messe. Elle les regrettait éternellement, et en faisait répétition en idée, faute de mieux. Ceux qui entendent le latin vont voir avec quelle force d’éloquence elle savait exprimer ce qu’elle sentait. In tantum verò illæ quas pariter exercuimus amantium voluptates, dulces mihi fuerunt, ut nec displicere mihi, nec vix à memoriâ labi possint. Quocunque loco me vertam, semper se oculis meis cum suis ingerunt desideriis. Nec etiam dormienti suis illusionibus parcunt. Inter ipsa missaram solemnia ubi purior esse debet oratio, obscæna earum voluptatum fantasmata ita sibi penitùs miserrimam captivant animam, ut turpitudinibus illis magis quàm orationi vacem. Quæ cùm ingemiscere debeam de commissis, suspiro potiùs de amissis. Nec solùm quæ egimus, sed loca pariter et tempora in quibus hæc egimus ita tecum nostro infixa sunt animo, ut in ipsis omnia tecum agam, nec dormiens etiam ab his quiescam. Nonnunquàm et ipso motus corporis animi mei cogitationes deprehenduntur, nec à verbis temperant improvisis[2]. Cela l’obligea à s’écrier avec saint Paul[3] : Ah misérable que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? Plût à Dieu, poursuit-elle, que je pusse véritablement ajouter, la grâce de Dieu, par Jésus-Christ notre seigneur ! Cette grâce, dit-elle à son Abélard, vous a prévenu, mon cher, en vous délivrant de tous les aiguillons de la sensualité, par ce seul coup de couteau qui vous fit eunuque..…… Mais ma jeunesse et l’expérience du plaisir passé allument extrêmement ces feux dans mon âme, et plus ma nature est infirme, plus je succombe à ces violentes attaques. Hæc te gratia, carissime, prævenit, et ab his tibi stimulis una corporis plaga medendo multas in animâ sanavit.…. hos autem in me stimulos carnis, hæc incentiva libidinis, ipse juvenilis fervor ætatis et jucundissimarum experientia voluptatum plurimùm accendunt, et tantò ampliùs suâ me impugnatione opprimunt, quantò infirmior est natura quam oppugnant[4]. Enfin elle se recommande à ses prières avec d’autant plus de soin, que c’est le seul remède que son incontinence peut trouver en lui. Time, obsecro, semper de me potiùs quàm confidas, ut tuâ semper sollicitudine adjuver. Nunc verò præcipuè timendum est, ubi nullum incontinentiæ meæ superest in te remedium[5]. Ceux qui médirent des fréquens voyages d’Abélard au

  1. Abælardus, pag. 45.
  2. Pag. 59.
  3. Aux Romains, chap. VII.
  4. Pag. 60.
  5. Pag. 61.