Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T07.djvu/575

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
565
HÉLOÏSE.

entre des servantes et des écoliers, entre des écritoires et des berceaux, entre des livres et des quenouilles, entre des plumes et des fuseaux ? Comment supporter au milieu des méditations théologiques et philosophiques les pleurs des enfans, les chansons des nourrices, et le tracas d’un ménage ? Je ne dis rien des ordures et des puanteurs continuelles des petits enfans[1]. Les gens riches se peuvent mettre à couvert de ces incommodités dans leurs maisons à divers appartemens ; la dépense et les soucis de chaque jour ne sauraient les inquiéter ; mais il n’en est pas de même des philosophes ; et quiconque veut amasser du bien, et s’embarrasser des occupations mondaines, se rend incapable des fonctions de théologien et de philosophe. Prenez garde à la conduite des anciens sages, tant sous le paganisme, que parmi les juifs ; et si des païens et des laïques ont préféré le célibat au mariage, quelle honte ne serait-ce pas à un clerc et à un chanoine comme vous, de préférer les voluptés sensuelles aux divins offices ? Que si vous vous mettez peu en peine de la prérogative de votre cléricature, soutenez du moins le caractère et la dignité de philosophe. La conclusion de son sermon fut qu’il y aurait plus d’honneur pour lui, et plus de charmes pour elle, dans la qualité de galant que dans celle de mari : qu’elle voulait lui demeurer attachée, non par la nécessité du lien conjugal, mais par la seule tendresse de son cœur ; et que leurs plaisirs seraient infiniment plus sensibles, s’ils ne se voyaient que de temps en temps. Nous parlerons de cette dernière raison dans la remarque (U). En attendant, voici la pensée de Pasquier sur le discours d’Héloïse : Je ne vous représenterai point, dit-il[2], toutes les raisons dont elle le voulut gagner, bien vous dirai-je que je ne lus jamais en orateur tant de belles paroles et de sentences persuasives pour parvenir à son intention, que celles qu’elle y apporta. J’avertis mon lecteur que j’ai extrêmement abrégé la remontrance de cette fille, et que j’ai été surpris qu’elle n’ait pas emprunté quelque raison de ce que son amant était dans les ordres[3]. Cela ne semble-t-il pas prouver qu’on ne croyait point encore que la loi du célibat fût d’obligation pour les personnes ecclésiastiques[* 1] ?

(I) Son amour... étouffa dans son âme tous les sentimens de l’honneur. ] Il arrive très-souvent qu’une passion amoureuse étouffe ou surmonte les sentimens de la conscience ; mais il arrive très-rarement qu’elle supprime la sensibilité pour l’honneur : et à la réserve d’un petit nombre de personnes de basse naissance, qui la plupart du temps n’ont pas eu même l’éducation ordinaire, toutes les filles qui succombent mettent l’une ou l’autre de ces quatre cordes à leur arc. Elles espèrent, ou de ne pas concevoir, ou de faire sauter leur fruit par quelque drogue, ou d’accoucher à l’insu de tout le monde, ou de se faire épouser par le galant ; et cela montre que si l’amour est quelquefois le plus fort tyran qui les domine, c’est un tyran qui laisse l’honneur en possession de ses droits. Voyez le fameux sonnet de l’Avorton, où l’on a si bien représenté la force de l’honneur, et la force de l’amour alternativement vaincues et victorieuses. Notre Héloïse aimait si furieusement, qu’elle ne se souciait plus ni d’honneur, ni de réputation ; car en premier lieu elle fut ravie de se sentir grosse[4], et en second lieu elle fit tout ce qu’elle put pour n’être pas mariée avec celui qui lui avait fait l’enfant, deux choses qui non-seulement sont plus rares que les monstres les plus affreux, quand elles sont jointes ensemble, mais aussi dont la première toute seule ne

  1. * Leclerc trouve la conclusion mal tirée, parce que Abélard n’était pas dans les ordres, et n’était que clerc.
  1. Quis sacris vel philosophicis meditationibus intentus pueriles vagitus, nutricum quæ hos mitigant nœnias, tumultuosam familiæ tam in viris quàm in feminis turbam sustinere poterit ? Quis etiam inhonestas illis parvulorum sordes assiduas tolerare valebit ? Oper. Abælardi, pag. 14.
  2. De Recherches de la France, liv. VI, chap. XVII.
  3. Je veux dire qu’elle n’ait pas allégué que le mariage est interdit à ceux qui ont pris les ordres.
  4. Num multò autem pòst puella se concepisse comperit, et cum summâ exultatione mihi super hoc illicò scripsit, consulens quid de hoc ipse faciendum deliberarem. Abælard., pag. 13.