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GUARINI.

Ægroti veteris meditantes somnia, Gigni
De nihilo nibil, in nihilum nil posse reverti [1].


Il y a des exceptions dans tout ceci ; car quelques poëtes, comme Ovide entre les anciens, et Molière parmi les modernes, ont eu une extrême facilité à faire des vers, où les lecteurs remarquaient sans peine cette grande facilité.

Notez que M. Pélisson remarque que cette sorte de facilité peut quelquefois être heureuse, mais qu’elle doit être toujours suspecte [2]. Cela me fait souvenir d’une pensée de M. Godeau. La facilité de composer, dit-il [3], semble être un avantage ; mais c’est une espèce de défaut, à cause qu’il empêche que l’esprit, qui naturellement hait la peine, ne porte les choses au point de la perfection où il serait capable de les mettre. En effet la correction qui purifie les premières productions est plus fâcheuse à ceux qui ont cette facilité qu’aux autres qui en produisant les choses les achèvent, et en qui l’art travaille plus que la nature. Cela ne s’accorde pas mal avec les idées de Quintilien. Ce grand maître veut que l’on commence par composer lentement. On parviendra par ce moyen à bien écrire, d’où l’on passera à écrire promptement ; mais en se hâtant d’écrire, ou, ce qui est la même chose, en écrivant avec beaucoup de facilité, on ne parviendra jamais à bien écrire. Hanc moram et solicitudinem initiis impero.…..…. citò scribendo non fit ut benè scribatur : benè scribendo, fit ut citò [4]. Que cette facilité soit un défaut tant qu’il vous plaira, il vaut mieux sans doute y être sujet, que de ne pouvoir enfanter ses conceptions qu’avec des tranchées insupportables ; et l’on est bien plus malheureux quand on ne trouve jamais la fin de ses corrections, que quand on la trouve un peu trop tôt. M. de Balzac a été mis dans le catalogue des auteurs qui se rendent malheureux par un goût trop difficile. Lisez ces paroles de Costar [5] : « Dans les écrits de M. de Balzac rien ne coule sans peine, rien ne vient naturellement. Le travail y paraît si à découvert que les délicats qui les lisent en sont fatigués, comme ce fameux Sybarite qui suait à grosses gouttes des efforts qu’il voyait faire à un misérable manœuvre. Et certes il confessait quelquefois lui-même, que lorsqu’il mettait la main à la plume, il ne souffrait pas moins qu’un galérien qu’on avait mis à la rame. Ce n’est pas qu’il n’eût une grandeur et une beauté d’esprit admirables ; mais c’est qu’il avait autant de peine à se contenter, que ce rare personnage dont feu M. de Lizieux disait : Les belles choses qu’il donne au publie lui coûtent si cher que, si j’étais en sa place, je choisirais quelque autre emploi pour le service du prochain, et ne croirais pas que Dieu désirât celui-là de moi. » On a quelque raison de dire que les lecteurs s’aperçoivent aisément que les productions de ce fameux écrivain lui coûtaient beaucoup. Ils n’ont garde de s’imaginer qu’il leur serait très-facile d’écrire comme lui. Ce n’est qu’en lisant un auteur dont les pensées et les paroles ont un air aisé que l’on se figure que l’on en ferait bien autant. Mais on se trouve bien loin de son compte quand on en vient à l’essai ; on apprend alors par l’expérience qu’il n’est rien de plus difficile que d’imiter ce qui paraît si facile.

Ex noto fictum carmen sequar, ut sibi quivis
Speret idem, sudet multum, frustraque laboret
Ausus idem [6]


Ce jugement d’Horace est conforme à celui qu’a fait Cicéron, en parlant d’une espèce d’orateurs. Summissus est et humilis, consuetudinem imitans, ab indisertis re plus quàm opinione differens. ltaque eum qui audiunt,

  1. Persius, sat. III, vs. 80.
  2. Redeamus ad judicium et retractemus suspectam facilitatem. Quint., lib. X, cap. III, pag. 483.
  3. Godeau, préface de la traduction des Psaumes. Confer quæ Quint., lib. X, cap. III, pag. m. 485.
  4. Quint., lib. X, cap. III, pag. 484. Voyez, tom. XI, la citation (1) de l’article Oricellarius.
  5. Costar, Apolog., pag. 37. Voyez aussi les Pièces pour la défense de la reine mère, tom. I, pag. m. 471, 472, où l’on assure que tout ce que Balzac pouvait faire, était de polir une période dans un jour, et qu’il perdait un jour pour loger une conjonction ou préposition.
  6. Horat., de Arte poët., vs. 240.