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AUGUSTIN.

M. Petit justifie par l’autorité d’Aristote, que la crapule est le dernier période de l’ivresse, que c’est la douleur de tête qui reste lorsque le sommeil a dissipé les vapeurs du vin, et lorsqu’un homme qui s’était enivré recouvre la connaissance, et n’est plus dans l’aliénation d’esprit qui lui ôtait le sentiment. Il confirme cela par un passage de Pline et par des vers du poëte Alexis ; et voici comment il lève la contradiction apparente. Il suppose que ce grand saint avait la tête assez forte pour pouvoir boire beaucoup de vin sans perdre l’usage de la raison, mais non pas sans en être incommodé le lendemain : Quod eâ esset cerebri ac mentis firmitate, ut posset, in eâdem vini quantitate quæ multos ad insaniam redigeret, rationis usum conservare [1]. Sur ce pied-là un homme peut avouer qu’il ne s’enivre jamais, quoiqu’en quelques occasions il se sente tourmenté de la crapule pour avoir trop bu ; et il doit reconnaître en cela un certain défaut qui l’oblige à implorer la miséricorde du Père céleste. Sic nobis dubitatio illa vanescit, vindicaturque Augustinus à turpitudine eorum, qui rationem suam vino obruere non dubitant : non tamen à culpâ omninò, ipso judice, qui tantùm vini hauriret, indè ut crapulam aliquando incurreret, nec posset sibi inter pocula temperare, quin nimio potu interdùm valetudini suæ incommodaret. Quâ de re ibi misericordiam Dei implorat [2]. M. Petit excuse saint Augustin sur la qualité du climat où il habitait, et sur la coutume des Africains, et se propose cette objection : Il est probable que ce grand homme mettait en pratique ce qu’il conseillait aux autres : or il a loué ceux qui se contentent de vivre d’herbes et de lard, et de boire deux ou trois verres de vin pur : Duæ vel tres vini meracæ potiones propter diligentiam valetudinis sumptæ cum olusculis et lardo laudantur [3]. On répond qu’il est vraisemblable que saint Augustin ne se tint pas tellement assujetti à cette règle, qu’il ne la passât quelquefois entre ses amis et ceux qu’il priait de manger à sa table épiscopale : Velim et mihi illud concedi, non minùs probabile ; non ità hunc regulæ illi addictum vixisse, ut non eum vini modum nonnunquàm inter amicos, et mensæ episcopalis hospites bibendo excederet [4], Car autrement il faudrait conclure qu’il ne vivait que d’herbages et de lard, ce qu’on ne pourrait penser sans une folie monacale, Quod putare cucullatæ esset dementiæ [5].

Voyons ce que M. Cousin a répondu à cet étrange paradoxe de M. Petit : c’est ainsi qu’il nomme ce sentiment [6]. Il veut qu’on lise le chapitre entier des Confessions d’où le passage a été tiré [7]. On verra que saint Augustin y représente la disposition où il était à l’égard du boire et du manger, et déclare qu’il avait appris de Dieu à ne rechercher les alimens que comme il aurait recherché les remèdes, et à user de la même sorte des uns et des autres. Il dit que, suivant ce principe, il est toujours en garde contre le plaisir, lorsqu’il satisfait aux besoins de la nature ; qu’il se fait une guerre continuelle par les jeûnes et par l’abstinence ; qu’il réduit souvent son corps en servitude, et entend sans cesse la voix de Dieu qui lui crie : Ne graventur corda vestra in crapulâ et ebrietate [8]. M. Cousin demande si un évêque qui a vécu de la sorte, peut être soupçonné d’avoir bu quelquefois avec excès ; il assure qu’il n’y a point ici de distinction à faire ; que saint Augustin n’a jamais bu qu’autant que la nécessité le demandait ; et qu’ainsi quand il dit crapula autem nonnunquàm obrepit servo tuo, il prend le mot de crapula dans un autre sens [9]. Outre celui d’Aristote, auquel il signifie la chaleur et la douleur causées par le vin pris avec excès, il en peut avoir encore au moins deux autres, selon l’un desquels il est pris pour l’excès du manger, et selon l’autre pour le plaisir même de manger et de boire. Ce n’est pas au premier que saint Augustin l’a pris, car il était aussi éloigné de manger avec excès, que de boi-

  1. Petrus Petitus, Homeri Nepenthes, pag. 138.
  2. Idem, ibid., pag. 139.
  3. Augustin., in libro de Moribus manichæorum, apud Petitum, ibid., pag. 140.
  4. Petitus, ibidem.
  5. Idem, ibidem.
  6. Journal des Savans du 27 juin 1689, pag. 426, édition de Hollande.
  7. Là même, pag. 427.
  8. Là même.
  9. Là même, pag. 428.