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AVERROÈS.

Il ne faut pas oublier ce qu’il répondit à ceux qui demandèrent quelle était la situation de son âme, pendant la persécution. Cet état-là, leur dit-il, me plaisait et me déplaisait. J’étais bien aise d’être déchargé des fonctions pénibles de la judicature ; mais il me fâchait d’avoir été opprimé par de faux témoins. Je n’ai point souhaité, ajoute-t-il, d’être rétabli dans la charge de magistrat, et je ne l’ai reprise qu’après que mon innocence a été manifestée [1].

(N) Ce qu’il répondit à un jeune gentilhomme, qui le priait de lui accorder sa fille, est assez curieux. ] « Donnez-la moi, lui dit ce galant, je vous en paierai son pesant d’or ». O domine judex, da mihi in uxorem filiam tuam, et quanti eam ponderaveris, itidem aurum tibi tradam[2]. « Savez-vous, répondit Averroës, si ma fille est belle ou laide ; savez-vous si vous en serez content ? » J’ai vu sa copie, reprit l’autre, c’est-à-dire, son frère[3]. Je crains, répliqua Averroës, que votre ardeur impétueuse ne vous ait empêché de la connaître[4]. Le jeune homme se retira tout honteux, et ne revint point à la charge. Cette fille fut mariée depuis par son père à un parent du roi de Maroc[5]. Quand j’ai dit que la réponse d’Averroës était curieuse, j’ai eu égard à deux choses : en premier lieu, aux circonstances, et puis à l’obscurité du traducteur. Je le soupçonne de s’être mal exprimé. Il n’entendait guère la langue latine : l’apparence est que les mots arabes ont plus de sel que sa traduction, et ainsi les esprits curieux seront bien aises qu’on leur propose à examiner ce petit fait-là. C’est une assez grande singularité de voir un galant qui, poids pour poids, veut troquer son or contre une fille qu’il n’a point vue. Le prix monterait bien haut, même en Espagne, où les gens sont beaucoup moins gras qu’en plusieurs autres pays. Averroës n’aurait pas mal fait de demander au galant, savez-vous si ma fille est d’une taille déliée ; ou si elle a trop d’embonpoint ? Cet éclaircissement pouvait être de conséquence, puisqu’au second cas la marchandise eût plus coûté, et moins valu. Selon nos coutumes, rien ne serait plus singulier qu’un galant qui n’aurait point vu la fille du principal magistrat du lieu de sa résidence ; mais parmi les mahométans, cela est commun : ils ne permettent point aux filles de se montrer aux fenêtres, et devant la porte du logis, de courir de lieu en lieu, et de recevoir des visites chaque jour. Cependant j’ose dire qu’il y a quelque chose de Considérable en ce que le noble cordouan[6] ne savait que par conjecture si la fille d’Averroës était belle. Voilà quelques-unes des circonstances à quoi j’ai eu égard.

(O) On raconte une chose très-singulière touchant l’effet de quelques discours qu’il prononça contre le plus jeune de ses fils. ] Je ne m’amuserai pas à traduire en notre langue ce qui doit me servir ici de commentaire ; cela n’aurait que très-peu de grâces en français. Il me suffira de dire qu’Averroës souhaita plutôt la mort de son fils, que de le voir désobéissant, et qu’il fit là-dessus une imprécation à laquelle ce jeune homme ne survécut que dix mois. Voici bien du latin : je ne le prends pas d’Hottinger, car je l’ai trouvé plus correct dans un autre auteur. De Averroïs carminum efficaciâ hanc historiam historicus Arabs refert : Quâdam die eo existente cum amicis quibusdam colloquentibusque, ingressus est filius ejus cum aliquibus sociis juvenibus, quos cùm animadvertisset Averroës, protulit duo carmina, hujus sensûs : Rapuerunt pulchritudines tuæ, capreolo pulchritudinem suam, donec miratus est omnis pulcher in te : tibi est pectus ejus, et oculi ejus, et stupor ejus ; verùm cras cornua sua patri tuo erunt. Post quæ dixit : Sit maledicta peregrinatio : quandò eram juvenis, aliquandò patrem meum puniebam ; nunc autem senex filium meum punire non possum. At Deum deprecor, ut priusquàm videam aliquid contrà voluntatem meam, eum mori faciat. Sicque priusquàm

  1. Ibidem, pag. 278.
  2. Ibidem, pag. 275.
  3. Comparationem ejus vidi, fratrem scilicet ejus, ibid.
  4. Timeo te eam non cognovisse ob impetum tuum, ibid., pag. 276.
  5. Ibidem.
  6. Juvenis quidam es nobilibus civitatis, Ibidem, pag. 275.