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ANABAPTISTES.

ner la patrie jouiraient d’une portion convenable du bien des pères et des maris. Les anabaptistes répondirent que la terre appartient à Dieu, et non pas aux magistrats, et rejetèrent ces conditions. Alors on en vint aux taxes et aux amendes ; et parce qu’ils refusèrent de les payer, et qu’ils crièrent à la tyrannie, on confisqua tous leurs biens. Ils murmurèrent encore plus : ils s’assemblèrent nuitamment ; ils prièrent Dieu de réprimer la fureur du magistrat par la peste, par la famine, et par telles autres calamités. Là-dessus on se trouva obligé de recourir à un remède plus fort : on en mit plusieurs en prison. Ils se sauvèrent presque tous[1] par une brèche qu’ils firent à la muraille, et ne se montrèrent pas moins inquiets qu’auparavant : on les remit en prison, on les exhorta de temps en temps à se convertir, ou à se retirer de bon gré hors de la patrie ; ils persistèrent à demander simplement la liberté. Ils offrirent de rendre raison de leur doctrine devant tout le peuple : on leur refusa cela ; mais on voulut bien leur proposer une dispute par écrit, et on leur marqua même les points de la controverse : ils répondirent toujours qu’ils ne pouvaient se défendre pendant qu’ils seraient en prison. Notez que leurs fugitifs semèrent partout des plaintes atroces, comme si leurs prisonniers avaient été maltraités le plus inhumainement du monde[2].

Voilà une apologie fondée sur la patience très-longue qui précéda les rigueurs ; mais voici d’autres moyens plus particuliers, et qui résultent de la nature ou de la constitution du gouvernement en ce pays-là. Les Suisses ne repoussent point l’ennemi avec des troupes auxiliaires ou soudoyées, mais en se rangeant eux-mêmes sous le drapeau ; et l’un des fonds de leur subsistance est la permission qu’ils donnent de lever du monde chez eux pour le service des étrangers. Il importe donc à leurs souverains que tous les sujets soient propres aux armes, et aiment la guerre. Voilà pourquoi les anabaptistes ne leur conviennent pas, gens qui ne veulent blesser ni tuer personne, et qui, en tant qu’en eux est, intimident les plus belliqueux ; car ils inspirent des scrupules de conscience sur l’effusion du sang humain et sur les passions inséparables du métier des armes.

(M) Moréri n’a pas eu raison de charger cette secte de deux doctrines qu’il lui impute. ] Il a trouvé dans Pratéolus que, selon les anabaptistes, les femmes sont obligées à prêter leur corps à tout homme qui leur demande cette fonction, et que, réciproquement, les hommes sont obligés à satisfaire le désir de toute femme qui leur demande cet office : Dicunt postremò quamlibet mulierem obligatam esse ad coëundum cum quolibet viro eam petente, et contrà eodem vinculo adstringunt omnem virum ad tantundem reddendum cuilibet mulieri hoc ab illo petenti[3]. Selon cela, il y aurait un mariage naturel entre tous les hommes et toutes les femmes : je veux dire que, par devoir, et à peine de commettre un crime, chaque homme serait tenu de contenter quelque femme que ce fût quand il en serait requis ; et chaque femme serait tenue de complaire à quelque homme que ce fût quand elle en serait requise. Les devoirs que saint Paul expose [4], qui font qu’un mari n’a point la puissance de son corps, et la doit considérer comme transférée à son épouse ; et que celle-ci pareillement doit considérer comme transférée à son époux la puissance de son corps : ces devoirs, dis-je, très-justes et très-raisonnables dans le mariage d’un avec une, n’auraient point de bornes ; ils s’étendraient de chaque homme sur toutes les femmes, et de chaque femme sur tous les hommes : chose si extravagante, si vilaine, si abominable, qu’il est difficile de s’imaginer qu’aucune secte d’anabaptistes l’ait enseignée. Les lois naturelles, selon cela, seraient beaucoup plus impossibles à accomplir que les lois de l’Évangile ; et il serait juste à cet égard de renouveler cette plainte : C’est un joug que nous, ni nos pères, n’avons pu porter. En un mot, ce ne peut pas

  1. Le lendemain de Pâques 1636.
  2. Tiré d’une lettre de Jean-Jacques Breitinger, datée du 21 août 1642, et insérée dans les Annales Anabaptistici de Jean-Henri Ottius, pag. 288 et suiv.
  3. Prateolus, in Elencho Hæreseôn, lib. I, pag. 27.
  4. Ire. Épître aux Corinthiens, chap. VII, vs. 4.