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petites vieilles à l’allure humble et triste, et il les suit comme on ferait de jolies femmes, reconnaissant, d’après ce vieux cachemire usé, élimé, reprisé mille fois, d’un ton éteint, qui moule pauvrement de maigres épaules, d’après ce bout de dentelle éraillée et jaunie, cette bague, souvenir péniblement disputé au mont-de-piété et prête à quitter le doigt effilé d’une main pâle, un passé de bonheur et d’élégance, une vie d’amour et de dévouement peut-être, un reste de beauté sensible encore sous le délabrement de la misère et les dévastations de l’âge. Il ranime tous ces spectres tremblotants, il les redresse, il remet la chair de la jeunesse sur ces minces squelettes, et il ressuscite dans ces pauvres cœurs flétris les illusions d’autrefois. Rien de plus ridicule et de plus touchant que ces Vénus du Père-Lachaise et ces Ninons des Petits-Ménages qui défilent lamentablement sous l’évocation du maître, comme une procession de spectres surpris par la lumière.

La question de métrique, dédaignée par tous ceux qui n’ont pas le sentiment de la forme, et ils sont nombreux aujourd’hui, a été à bon droit jugée comme très-importante par Baudelaire. Rien de plus commun, maintenant, que de prendre le poétique pour la poésie. Ce sont des choses qui n’ont aucun rapport. Fénelon, J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, George Sand, sont poétiques, mais ne sont pas poëtes, c’est-à-dire qu’ils sont incapables d’écrire en vers, même en vers médiocres, faculté spéciale que possèdent des gens d’un mérite bien inférieur à celui de ces maîtres illustres. Vouloir séparer le vers de la poésie, c’est une folie moderne qui ne tend à rien de moins que l’anéantissement de l’art lui-même. Nous rencontrons dans un excellent article de Sainte-Beuve sur Taine, à propos de Pope et de Boileau, assez légèrement traités par l’auteur de