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deux ou trois endroits bien distincts, cela eût suffi pour que votre pensée se dégageât, pour que tous ces rêves du mal, toutes ces formes obscures et tous ces bizarres entrelacements où s’est lassée votre fantaisie, parussent dans leur vrai cur, c’est-à-dire à demi dispersés, déjà et prêts à s’enfuir levant la lumière. Votre livre alors eût offert comme une Tentation de saint Antoine, au moment où l’aube approche et où l’on sent qu’elle va cesser.

C’est ainsi que je me le figure et que je le comprends. Il faut, le moins qu’on peut, se citer en exemple. Mais nous aussi, il y a trente ans, nous avons cherché de la poésie là où nous avons pu. Bien des champs aussi étaient déjà moissonnés, et les plus beaux lauriers étaient coupés. Je me rappelle dans quelle situation douloureuse d’esprit et d’âme j’ai fait Joseph Delorme, et je suis encore étonné, quand il m’arrive (ce qui m’arrive rarement) de rouvrir ce petit volume, de ce que j’ai osé y dire, y exprimer. Mais en obéissant à l’impulsion et au progrès naturel de mes sentiments, j’ai écrit l’année suivante un recueil, bien imparfait encore, mais animé d’une inspiration douce et plus pure, Les Consolations, et grâce à ce simple développement en mieux, on m’a à peu près pardonné. Laissez-moi vous donner un conseil qui surprendrait ceux qui ne vous connaissent pas : vous vous défiez trop de la passion, c’est chez vous une théorie. Vous accordez trop à l’esprit, à la combinaison. Laissez-vous faire, ne craignez pas tant de sentir comme les autres, n’ayez jamais peur d’être trop commun ; vous aurez toujours assez, dans votre finesse d’expression, de quoi vous distinguer.

Je ne veux pas non plus paraître plus prude à vos yeux que je ne suis. J’aime plus d’une pièce de votre volume, ces Tristesses de la lune, par exemple, délicieux sonnet qui