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perverse, espèce de marquises de Marteuil du xixe siècle, transposent le vice du corps à l’âme. Elles sont hautaines, glaciales, amères, ne trouvant le plaisir que dans la méchanceté satisfaite, insatiables comme la stérilité, mornes comme l’ennui, n’ayant que des fantaisies hystériques et folles, et privées, ainsi que le Démon, de la puissance d’aimer. Douées d’une beauté effrayante, presque spectrale, que n’anime pas la pourpre rouge de la vie, elles marchent à leur but pâles, insensibles, superbement dégoûtées, sur les cœurs qu’elles écrasent de leurs talons pointus. C’est au sortir de ces amours, qui ressemblent à des haines, de ces plaisirs plus meurtriers que des combats, que le poëte retourne vers cette brune idole au parfum exotique, à la parure sauvagement baroque, souple et câline comme la panthère noire de Java, qui le repose et le dédommage de ces méchantes chattes parisiennes aux griffes aiguës, jouant à la souris avec un cœur de poëte. Mais ce n’est à aucune de ces créatures de plâtre, de marbre ou d’ébène qu’il donne son âme. Au-dessus de ce noir amas de maisons lépreuses, de ce dédale infect où circulent les spectres du plaisir, de cet immonde fourmillement de misère, de laideur et de perversités, loin, bien loin dans l’inaltérable azur, flotte l’adorable fantôme de la Béatrix, l’idéal toujours désiré, jamais atteint, la beauté supérieure et divine incarnée sous une forme de femme éthérée, spiritualisée, faite de lumière, de flamme et de parfum, une vapeur, un rêve, un reflet du monde aromal et séraphique comme les Sigeia, les Morella, les Una, les Éléonore d’Edgar Poe et la Seraphita-Seraphitus de Balzac, cette étonnante création. Du fond de ses déchéances, de ses erreurs et de ses désespoirs, c’est vers cette image céleste comme vers une madone de Bon-Secours qu’il tend les bras avec des cris, des pleurs et un profond dégoût de lui-même.