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doute cette pensée maternelle. L’autre fait un nœud ; puis il se met au pas, comme un cheval doux et discret, et il charrie son ami jusqu’au rendez-vous du bonheur. L’homme charrié, ou plutôt traîné et polissant le pavé avec son dos, sourit toujours d’un sourire ineffable.

La foule reste stupéfaite ; car ce qui est trop beau, ce qui dépasse les forces poétiques de l’homme, cause plus d’étonnement que d’attendrissement.

Il y avait un homme, un Espagnol, un guitariste qui voyagea longtemps avec Paganini : c’était avant l’époque de la grande gloire officielle de Paganini.

Ils menaient à eux deux la grande vie vagabonde des bohémiens, des musiciens ambulants, des gens sans famille et sans patrie. Tous deux, violon et guitare, donnaient des concerts partout où ils passaient. Ils ont erré ainsi assez longtemps dans différents pays. Mon Espagnol avait un talent tel, qu’il pouvait dire comme Orphée : « Je suis le maître de la nature. »

Partout où il passait, raclant ses cordes, et les faisant harmonieusement bondir sous le pouce, il était sûr d’être suivi par une foule. Avec un pareil secret on ne meurt jamais de faim. On le suivait comme Jésus-Christ. Le moyen de refuser à dîner et l’hospitalité à l’homme, au génie, au sorcier, qui a fait chanter à votre âme ses plus beaux airs, les plus secrets, les plus inconnus, les plus mystérieux ! On m’a assuré que cet homme, d’un instrument qui ne produit que