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ont figuré et par les nombreux mémoires intéressants qui ont survécu à ces époques troublées. Ces deux parties de mes lectures de loisir, ayant souvent fourni matière à mes réflexions, fournissaient maintenant une pâture à mes rêves. Il m’est arrivé souvent de voir, pendant que j’étais éveillé, une sorte de répétition de théâtre, se peignant plus tard sur les ténèbres complaisantes, — une foule de dames, — peut-être une fête et des danses. Et j’entendais qu’on disait, ou je me disais à moi même : « Ce sont les femmes et les filles de ceux qui s’assemblaient dans la paix, qui s’asseyaient aux mêmes tables, et qui étaient alliés par le mariage ou par le sang ; et cependant, depuis un certain jour d’août 1642, ils ne se sont plus jamais souri et ne se sont désormais rencontrés que sur les champs de bataille ; et à Marston-Moor, à Newbury ou à Naseby, ils ont tranché tous les liens de l’amour avec le sabre cruel, et ils ont effacé avec le sang le souvenir des amitiés anciennes. » Les dames dansaient, et elles semblaient aussi séduisantes qu’à la cour de George IV. Cependant je savais, même dans mon rêve, qu’elles étaient dans le tombeau depuis près de deux siècles. Mais toute cette pompe devait se dissoudre soudainement ; à un claquement de mains, se faisaient entendre ces mots dont le son me remuait le cœur : Consul Romanus ! et immédiatement arrivait, balayant tout devant lui, magnifique dans son manteau de campagne, Paul-Émile ou Marius, entouré d’une compagnie de centurions, faisant hisser la