Page:Baudelaire - Petits poèmes en prose 1868.djvu/264

Cette page a été validée par deux contributeurs.

seule : Ann ne lui avait jamais dit son nom de famille, ou, si elle le lui avait dit, il l’avait oublié comme chose de peu d’importance. Les femmes galantes à grandes prétentions, grandes liseuses de romans, se font appeler volontiers miss Douglas, miss Montaguë, etc., mais les plus humbles parmi ces pauvres filles ne se font connaître que par leur nom de baptême, Mary, Jane, Frances, etc. D’ailleurs Ann était en ce moment affligée d’un rhume et d’un enrouement violents, et tout occupé dans ce moment suprême à la réconforter de bonnes paroles et à lui conseiller de bien prendre garde à son rhume, il oublia totalement de lui demander son second nom, qui était le moyen le plus sûr de retrouver sa trace au cas d’un rendez-vous manqué ou d’une interruption prolongée dans leurs rapports.

J’abrège vivement les détails du voyage, qui n’est illustré que par la tendresse et la charité d’un gros sommelier, sur la poitrine et dans les bras duquel notre héros, assoupi par sa faiblesse et par le roulis de la voiture, s’endort comme sur un sein de nourrice, — et par un long sommeil en plein air entre Slough et Eton ; car il avait été obligé de revenir à pied sur ses pas, s’étant brusquement réveillé dans les bras de son voisin, après avoir dépassé sans le savoir Salt-Hill de six ou sept milles. Arrivé au but du voyage, il apprend que le jeune lord n’est plus à Eton. En désespoir de cause, il demande à déjeuner à lord D…, autre ancien camarade, avec lequel pourtant sa liaison était