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sur un estomac vide qui n’aurait pu d’ailleurs supporter aucune nourriture solide. « Ô ma jeune bienfaitrice ! combien de fois, dans les années postérieures, jeté dans des lieux solitaires, et rêvant de toi avec un cœur plein de tristesse et de véritable amour, combien de fois ai-je souhaité que la bénédiction d’un cœur oppressé par la reconnaissance eût cette prérogative et cette puissance surnaturelles que les anciens attribuaient à la malédiction d’un père poursuivant son objet avec la rigueur indéfectible d’une fatalité ! — que ma gratitude pût, elle aussi, recevoir du ciel la faculté de te poursuivre, de te hanter, de te guetter, de te surprendre, de t’atteindre jusque dans les ténèbres épaisses d’un bouge de Londres, ou même, s’il était possible, dans les ténèbres du tombeau, pour te réveiller avec un message authentique de paix, de pardon et de finale réconciliation ! »

Pour sentir de cette façon, il faut avoir souffert beaucoup, il faut être un de ces cœurs que le malheur ouvre et amollit, au contraire de ceux qu’il ferme et durcit. Le Bédouin de la civilisation apprend dans le Sahara des grandes villes bien des motifs d’attendrissement qu’ignore l’homme dont la sensibilité est bornée par le home et la famille. Il y a dans le barathrum des capitales, comme dans le Désert, quelque chose qui fortifie et qui façonne le cœur de l’homme, qui le fortifie d’une autre manière, quand il ne le déprave pas et ne l’affaiblit pas jusqu’à l’abjection et jusqu’au suicide.